Aller au contenu
  • Accueil
  • Regard, la lettre
  • Les Albums
  • Son/Image
  • Archives
RO/FR

Entretien réalisé le vendredi 13 juin en fin d’après-midi, par téléphone et en roumain.


De quelle manière la littérature nous influence-t-elle dans le contexte politique actuel ? Éléments de réponse avec Delia Ungureanu, maîtresse de conférence à la Faculté de lettres de l’université de Bucarest et directrice exécutive de l’Institut Harvard for World Literature…

Début mai, vous avez écrit un texte pour l’hebdomadaire Observatorul Cultural intitulé Despre temperanţă. Vous y rappelez comment la philosophie des anciens tels Sénèque peut nous aider à conjurer la peur, à ne pas s’inquiéter inutilement. Diriez-vous que par rapport à d’autres peuples européens, les Roumains sont plutôt bien disposés à cet égard ?

De façon générale, je ne pense pas que le fait d’être de tel ou tel pays permette réellement de différencier les personnes de façon subtile. La manière dont nous réagissons aux événements qui nous entourent est liée à des choses beaucoup plus fines, cela diffère d’un individu à l’autre. Et s’explique par notre éducation, par la personnalité que nous développons à l’âge adulte, ainsi que par les expériences que nous vivons. Ceci étant, il y a bien sûr une mentalité collective qui prend forme au cours de l’histoire, celle-ci nous rendant plus ou moins anxieux dans des moments de crise, comme pendant la dernière élection présidentielle roumaine, par exemple. On pourrait aussi évoquer d’autres facteurs… Trois régions roumaines, la Moldavie, la Munténie et la Transylvanie, ont évolué au carrefour de trois grands empires ayant des cultures et des religions différentes. Ce positionnement nous a toujours rendus vulnérables face aux grandes puissances, ce qui a sans doute généré un certain état d’esprit. Toutefois, je ne pense pas que le fait d’être roumain implique un type particulier de comportement émotionnel et psychologique. Certains Roumains sont plus ou moins anxieux, d’autres davantage tempérés et rationnels. Et c’est la même chose partout ailleurs. Personnellement, je me sens proche du cosmopolitisme des stoïciens qui m’est plus familier tant sur le plan identitaire qu’intellectuel, appartenant moi-même à une famille mixte de juifs roumains, et qui, ne l’oublions pas, est le climat dans lequel est né le christianisme. D’où l’universalité de ses idées qui dépassent les frontières identitaires, nationales, linguistiques.

Comment vivez-vous le chaos et les extrémismes qui semblent toucher toujours plus de régions du monde ? Comment l’art vous aide-t-il ?

L’histoire et les arts en général nous enseignent une leçon profonde, même si elle est difficile à accepter et à comprendre : les conflits, les guerres et les excès de toutes sortes font partie intégrante de la nature humaine. Il suffit de lire Sénèque, Marc Aurèle ou encore les tragédies de Shakespeare pour constater que le pouvoir, surtout dans sa forme absolue, corrompt et pervertit presque toujours les esprits les plus purs. À ce titre, peut-être plus que quiconque, Tolkien est parvenu à illustrer avec une grande perspicacité la force diabolique et quasi imbattable que représente le pouvoir, quel qu’il soit. Écrit dans l’entre-deux-guerres, Le seigneur des anneaux raconte l’histoire d’un méta-pouvoir conçu pour contrôler tous les autres, un pouvoir absolu en lieu et place d’un pouvoir partagé. Dans toutes sortes d’imaginaires, on retrouve ce type d’extrémisme qui ne peut être lié qu’à Dieu. La morale de Tolkien est que l’anneau du pouvoir ne peut pas être détruit par un individu ; car il est par nature autodestructeur, tout comme le mal. En cela, la littérature et l’art nous font prendre conscience des limites, bonnes et mauvaises, de l’être humain, et de ce que leur dépassement peut engendrer. Ils représentent la forme la plus complète du monde, à la fois un avertissement et une promesse, ou encore ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il ne tient qu’à nous de choisir.

Si l’art peut aider, peut-il résoudre ?

Permettez-moi de répondre à votre question de façon un peu détournée… Beaucoup ont récemment évoqué, dans le contexte de l’élection présidentielle roumaine, le fait de se sentir évolués dans un univers orwellien. L’écrivain George Orwell est également souvent cité par mes amis américains à propos des mesures antidémocratiques et néofascistes de l’administration Trump. C’est la même chose avec Tolkien, son univers visuel et ses personnages sont revenus en force pour désigner ces ténèbres menaçant d’engloutir le monde, par exemple suite à l’attaque de Poutine sur l’Ukraine, ou, encore une fois, dans le contexte de l’élection présidentielle roumaine. Comme une manière de dépeindre les forces de l’extrême droite animées par la violence, la haine et l’irrationalité. De fait, cette même référence a été utilisée par Călin Georgescu après sa défaite lors de l’élection. Et c’est pareil avec Kafka, dont la littérature s’inscrit dans le registre de l’absurde bien que ce qu’il décrive soit très réaliste pour quiconque a vécu sous un régime totalitaire. Pour conclure, si vous le voulez bien, penchons-nous sur Marcel Proust et son œuvre À la recherche du temps perdu à laquelle j’ai dédié mon dernier livre*. Proust nous révèle quelque chose sur le temps qui est aux antipodes de la modernité scientifique et sécularisée. Il l’appréhende de manière platonicienne, c’est-à-dire circulaire et impliquant des répétitions même si des différences sont possibles. D’après moi, c’est ça le temps retrouvé ; un temps qui n’est pas le temps, qui ne meurt pas et ne tue rien, qui transforme tout et met à l’épreuve notre foi en l’invisible. Car, en définitive, c’est ce que font l’art et la littérature… ils nous donnent des yeux pour voir l’invisible.

Propos recueillis par Ioana Stăncescu (13/06/25).

* Time Regained: World Literature and Cinema (Bloomsbury, 2021).

Navigation de l’article

Publication précédente

Ion Radu Zilisteanu-2

Publication suivante

Gabriela Bodea-4

Contactez-nous :

ASOCIAȚIA REGARD, organisation de droit privé sans but lucratif. Siège social : rue Gheorghe Țițeica nr. 212-214, 3ème étage, salle 2, code postal 014475, secteur 2, Bucarest. Numéro au Registre des associations et fondations : 128/13.12.2016 – Code d’enregistrement fiscal : 36890716.

Droits réservés, Regard 2022

Nous utilisons des cookies pour nous assurer que nous vous offrons la meilleure expérience sur notre site Web. Si vous continuez à utiliser ce site, nous supposerons que vous en êtes satisfait.D'accordPolitique de confidentialité