« Tu peux maîtriser un sac plein de puces, un terrier plein de lapins, mais jamais une femme. (…) Dans la vie, il y a trois choses qu’il est difficile d’arracher : les dents de la bouche, la pauvreté de la maison, la folie de la tête des femmes. (…) Un gitan ne ment pas, sauf quand on le regarde dans les yeux… ».
Mercredi 11 février, Aferim !, le film du réalisateur Radu Jude, est projeté en compétition officielle à la Berlinale. Un torrent de proverbes et maximes envahit la grande salle du Palais du festival de Berlin, les personnages parlent presque sans cesse, de leurs coutumes et de l’époque dans laquelle ils vivent, au début du 19ème siècle, quand les Roms étaient les esclaves des riches – y compris des monastères –, les femmes, des annexes de leurs maris, et les étrangers, des inconnus hostiles. Aferim ! est un film littéraire, dans le sens où les dialogues paraissent tirés d’un bouquin paru au 19ème siècle. Radu Jude et Florin Lăzărescu ont en effet écrit le scénario en intégrant par-ci par-là des fragments tirés d’œuvres d’écrivains roumains (Ion Creangă, Nicolae Filimon, Anton Pann), mais aussi étrangers (Anton Tchekhov, Nicolas Gogol). Le résultat est un tissu épais de langage qui devient la matière intime du film, informant le spectateur sur les croyances, les superstitions, les lois et les mœurs des Roumains à cette époque.
L’action est simple : un agent de police et son fils parcourent les contrées de la Valachie à la recherche d’un esclave tsigane qui s’est échappé du domaine de son boyard, et rencontrent sur leur chemin une pléiade de personnages et d’histoires. Le fils reçoit son éducation en route, tandis que les spectateurs du 21ème siècle regardent se dérouler une version de l’histoire roumaine à peine connue. Le film a été tourné en noir et blanc, sur pellicule 35 mm, aussi pour suggérer au spectateur, insiste Jude, que cette version de l’histoire n’est pas l’Histoire elle-même, qu’il s’agit d’une narration et d’une variante de cette époque-là – plausible toutefois, puisque c’est le résultat de recherches historiques approfondies. Aferim ! est un eastern-western tantôt poétique, tantôt cruel, mais plein d’humour, avec des images d’une beauté particulière rendant hommage aux westerns américains et à quelques films d’époque qui ont marqué l’histoire du cinéma roumain.
L’intérêt de Radu Jude pour les liens de famille, qu’il a déjà mis en scène à merveille dans ses long-métrages et court-métrages (Papa vient dimanche, Alexandra, etc.), est un intérêt pour une forma mentis qui se transfère de génération en génération, pour des idées reçues qu’on prend de nos parents et qu’eux aussi ont pris de leurs propres parents. Aferim ! fait un travail d’investigation des racines de nos mentalités, tout en proposant des pistes de réflexion et d’analyse : d’où vient notre racisme vis-à-vis des Tsiganes, d’où vient le regard tolérant envers la violence domestique, d’où vient l’impression qu’une religion est supérieure à une autre, d’où vient l’antisémitisme ? A un moment donné, le personnage principal du film dit à son fils : « Je me demande, Ioniţă, si les gens qui vivront dans cent ans, dans deux cent ans, auront de belles choses à dire sur nous. » La question est adressée, bien sûr, aux spectateurs. Sommes-nous moins cruels envers nos proches, plus civilisés, plus justes, sommes-nous meilleurs ? Pour ce magnifique tableau vivant, troublant et poétique, Radu Jude a reçu l’Ours d’argent du meilleur réalisateur.
Luiza Vasiliu à Berlin (mars 2015).