Entretien réalisé le jeudi 12 octobre dans la matinée, à Tchernivtsi en Ukraine (Cernăuți en roumain).
En septembre, l’Ukraine a décidé de revoir ses lois sur les minorités pour répondre aux demandes de la Commission européenne. Toutefois, la minorité roumaine du pays considère que les changements prévus restent minimes tant que la loi sur l’éducation de 2017 n’aura pas été retirée ou modifiée. Rappel des faits avec Cristina Paladian, présidente de la chaire de langue roumaine à l’Université de Tchernivtsi…
Comment la loi sur l’éducation de 2017 affecte-t-elle la langue roumaine en Ukraine ?
L’entrée en vigueur de la loi a été repoussée à la rentrée 2024. On espère que d’ici là, elle sera retirée ou modifiée. Si elle est appliquée telle qu’elle est aujourd’hui, il ne restera que quelques matières enseignées en roumain à la fin de la scolarité. En tant que pédagogue, je considère que l’instruction doit être faite dans la langue maternelle, et ce jusqu’au lycée. Si à partir de l’âge de dix ans l’enseignement en mathématiques, par exemple, passe en ukrainien pour un élève roumain, cela sera compliqué pour lui. Il mémorisera par cœur, mais il risque de ne plus construire sa pensée comme il faut. Il y a des risques que parmi ces élèves certains restent à la traîne et ne deviennent plus des membres actifs de la société, ce qui est à l’opposé de ce que souhaite Kiev. Le gouvernement ukrainien assure que les élèves des minorités nationales pourront toujours conserver leur langue maternelle… Mais où pourront-ils l’apprendre ? En dehors de l’école, les enfants regardent la télévision en ukrainien, et tout est en ukrainien sur les réseaux sociaux. Ils parleront probablement un roumain qui ne sera pas correct, mélangé à l’ukrainien. Les écoles roumaines existent ici depuis près de deux siècles. Elles ont été créées sous l’Empire austro-hongrois et n’ont jamais été assimilées, pas même sous l’Union soviétique.
Cette loi a pour but que tous les Ukrainiens maîtrisent la langue officielle. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’objectif de cette loi est en effet la maîtrise de la langue d’État, mais aussi de réduire le russe dans l’instruction, ce qui est compréhensible. Mais cette dé-russification aurait dû commencer dès les années 1990. Actuellement, ce sont surtout les minorités qui pâtissent de cette politique. Ceci étant, concernant la maîtrise de l’ukrainien, bien que je ne puisse pas m’exprimer au nom de l’ensemble des minorités, je peux vous assurer que la plupart des élèves roumains sont parfaitement bilingues quand ils sortent de l’école. Ils ont plusieurs heures de langue et de littérature ukrainiennes, et l’examen final se fait en ukrainien, où beaucoup réussissent à obtenir de très bons résultats. Dans les cours au lycée, les professeurs donnent les terminologies dans les deux langues, que ce soit en biologie ou en mathématiques, afin qu’elles soient chacune bien maîtrisées. Avec la loi en question, ils ne pourront les enseigner en langue roumaine que dans certaines matières.
Quelles sont les opportunités pour les jeunes Roumains d’Ukraine ?
Le gouvernement ukrainien pense que les élèves issus des minorités ont plus de difficultés à s’intégrer dans la société. À mon sens, je pense au contraire qu’être bilingue est un avantage. Ces élèves auront plus d’opportunités, comme aller étudier en Roumanie, puis revenir travailler en Ukraine. Par ailleurs, à l’Université nationale de Tchernivtsi, de plus en plus d’étudiants non-roumanophones prennent le roumain en option, notamment ceux qui étudient le commerce et les relations internationales. Avec la guerre, la vision des Ukrainiens sur la Roumanie a changé. Ils ont compris qu’à l’avenir, leur pays devra se tourner de plus en plus vers ses voisins de l’Union européenne et consolider ses relations avec eux.
Propos recueillis par Marine Leduc.
À lire ou à relire, notre précédent entretien sur ce même sujet – avec d’autres détails et informations – avec Marin Gherman, professeur de sciences politiques et journaliste issu de la minorité roumaine d’Ukraine (« Regard, la lettre » du samedi 18 février 2023) : https://regard.ro/marin-gherman/