Entretien réalisé le mardi 17 octobre en fin de matinée, par téléphone et en français (depuis Budapest).
Corentin Léotard est rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale et journaliste correspondant pour divers médias francophones. Basé en Hongrie depuis une quinzaine d’années, il évoque la place actuelle de la religion dans le pays…
Selon les résultats du recensement 2022, sortis début octobre, les Hongrois se disant catholiques ou protestants réformés ont diminué de moitié en Hongrie au cours des vingt dernières années, comment l’analysez-vous ?
Ces résultats confirment une tendance déjà observée lors des deux derniers recensements : la société hongroise est en voie de sécularisation accélérée. Certes, le fait religieux n’a jamais été très important en Hongrie en comparaison avec des pays comme la Pologne, ou même la Roumanie. Et cela à de nombreux niveaux. Dans la fréquentation des églises d’une part, mais aussi dans le poids politique des leaders religieux qui n’ont pas vraiment voix au chapitre dans la société. Cependant, force est de constater que la religion est en très net recul. Le nombre d’individus qui se déclarent catholiques ou protestants réformés, les deux plus importants courants dans le pays, a diminué par deux en vingt ans. Ceux qui se disent catholiques sont passés de 5,6 millions en 2001 à 2,9 millions en 2022. Les protestants réformés suivent la même tendance ; ils sont passés de 1,6 million en 2001 à 0,9 million en 2022. Plus globalement, et pour la première fois depuis que des recensements ont lieu en Hongrie, les gens qui se déclarent appartenir à une religion sont minoritaires dans la société (le pays comptait 9,7 millions d’habitants en 2021, ndlr).
Quelles en sont les explications ?
La Conférence des évêques catholiques hongrois met ça sur le compte des grandes évolutions internationales qui traversent l’ensemble du monde occidental, c’est-à-dire une tendance au recul des religions et de la foi en général. Mais cela n’explique pas entièrement un tel déclin. Les milieux libéraux-religieux ont pointé du doigt le fait que l’État soutient à bout de bras les institutions religieuses dans une sorte de relation malsaine. Il aide à la rénovation des églises, finance des écoles, rémunère une partie des salaires des prêtres, ce qui est tout à fait nouveau en Hongrie, et en retour, les institutions religieuses accordent une caution morale au gouvernement et appellent à voter pour lui. Il y a donc une sorte de convergence idéologique entre le Fidesz (le parti au pouvoir dirigé par le Premier ministre Viktor Orbán, ndlr) et l’Église, ce qui porte atteinte à la crédibilité de cette dernière. De fait, elle ne dispose pas d’autonomie intellectuelle et politique. Par ailleurs, il est intéressant de noter que le nombre de personnes qui se déclarent sans religion est resté à peu près stable depuis vingt ans. En revanche, le nombre de ceux qui ne veulent pas répondre à la question a augmenté, ce qui, selon moi, est symptomatique de ce que les gens reprochent au gouvernement national-conservateur de Viktor Orbán, qui s’immisce dans leur vie privée en leur donnant des leçons de moralité.
Ce recensement sur la religion peut donc aussi être considéré comme une défaite pour l’exécutif…
Pour l’Église, en premier lieu, car cela signifie moins de fonds étant donné que les croyants sont moins nombreux. Les intellectuels religieux libéraux avaient d’ailleurs mis en garde contre cette tendance au national-christianisme du gouvernement ; et le pape François avait fait de même lors de sa visite en Hongrie au printemps dernier. Cela accélère leur déclin. Mais effectivement, pour l’exécutif aussi, il s’agit d’une très mauvaise nouvelle. Chaque recensement est attendu avec fébrilité en Hongrie, comme dans toute petite nation qui a peur de disparaître. Il y a eu une vraie campagne en amont. Ceci étant, je ne dirais pas que le gouvernement actuel soit victime d’une quelconque usure du pouvoir. Depuis 2010, un tiers de la population continue de soutenir le Fidesz de façon plutôt stable, un tiers est derrière une opposition éclatée entre diverses formations, tandis que le dernier tiers ne participe pas à la vie politique. Et puis, en Hongrie, il ne faut pas oublier que les mauvaises nouvelles sont généralement passées sous silence. D’après moi, la plupart des gens n’ont même pas entendu parler des résultats du recensement. Hormis la presse indépendante et d’opposition pour qui ce fut du pain béni. Car ces résultats montrent quelque chose de fondamental : il y a vraiment un gouffre entre la réalité et le monde fictif construit par le Fidesz qui, sans cesse, qualifie la Hongrie de « bastion chrétien face à un Occident décadent ». Un discours qu’il relie directement à l’histoire du pays, celle d’un rempart face aux Ottomans. C’est le fonds de commerce du Fidesz, et c’est aussi une manière d’affirmer que la Hongrie n’est pas comme l’Occident qui aurait renié ses valeurs et en paierait aujourd’hui le prix fort, notamment avec le terrorisme. Un discours totalement factice. Ce recensement illustre l’écart monumental entre la vision de l’exécutif et la réalité.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.