Entretien réalisé le jeudi 17 avril dans la matinée au bureau d’Expert Forum à Bucarest, en roumain.
Cezara Grama, analyste au sein du groupe de réflexion Expert Forum, apporte un point de vue juridique sur les décisions et le rôle de la Cour constitutionnelle roumaine pendant cette période électorale…
La Cour constitutionnelle roumaine (CCR) a pris trois grandes décisions pendant cette période électorale : le rejet de la candidature de Diana Soșoaca* en octobre dernier, l’invalidation du premier tour de la présidentielle en décembre, et le rejet de la candidature de Călin Georgescu avant le second scrutin présidentiel. Quelle est votre analyse de ces décisions et considérez-vous qu’elles soient justifiées d’un point de vue juridique ?
On doit les prendre une par une, car selon moi, comme un domino, chaque décision a influencé les suivantes. Concernant le rejet de la candidature de Diana Soșoaca en octobre, la CCR a interprété de manière extensive des articles de la Constitution sur les conditions d’éligibilité d’un candidat à la présidentielle. Cela signifie qu’il faut non seulement remplir des critères formels comme l’âge, mais aussi que le candidat remplisse les conditions que l’on retrouve dans le serment qu’il déposera si il ou elle devient président : qu’il protège la Constitution, protège l’ordre constitutionnel, et toutes les valeurs que cela implique. La CCR a analysé les déclarations de Diana Soșoaca et a estimé qu’elles allaient à l’encontre des valeurs constitutionnelles. Cette décision a eu une influence, elle a en quelque sorte mieux permis le rejet de la candidature de Călin Georgescu, qui, selon la Cour, n’a pas non plus respecté l’ordre constitutionnel. Concernant l’invalidation du premier tour, celle-ci concernait le mode selon lequel le premier tour s’est déroulé, avec un candidat, Georgescu, qui n’a pas respecté les règles concernant le financement de sa campagne électorale et a reçu un traitement préférentiel, provoquant une inégalité entre les candidats, ce qui aurait influencé le droit de vote informé des citoyens. Cependant, sur la question de savoir si la décision d’invalider le premier tour a été légale ou pas, il y a des arguments pour et contre. Selon moi, on doit ancrer la discussion dans son contexte, et se demander pourquoi il a fallu prendre une telle décision et pourquoi nous en sommes arrivés là. Malheureusement, aucune leçon ne semble avoir été retenue, ni après l’annulation du premier tour de la présidentielle, ni pendant la préparation de ce prochain scrutin, notamment sur les échecs des institutions impliquées dans l’ensemble du processus électoral avant l’invalidation. Des institutions qui n’ont pas rempli leur rôle ni suffisamment vérifié si l’élection se déroulait correctement.
* Présidente du parti extrémiste S.O.S. România.
La CCR est régulièrement accusée d’être partisane. Quel est votre point de vue sur ces allégations ?
La CCR a toujours été accusée d’être du côté de tel ou tel parti. Elle a une position très ingrate. Les décisions qu’elle doit prendre dans certaines situations sont très lourdes, avec un impact sur les citoyens. Elle sera accusée de politisation par tout le monde, de tous les côtés, surtout suite à la situation que nous venons de vivre. Quand elle doit vérifier la constitutionnalité d’une nouvelle proposition de loi, ses décisions sont claires et tranchantes ; il y a moins de place pour l’interprétation. Mais dans le cas de l’invalidation d’un scrutin, c’est-à-dire quand il y a des conflits d’ordre constitutionnel, l’impact de ses décisions sur la société est considérable. Les magistrats sont alors accusés de politisation, ou jugés excessifs dans leur interprétation. Les événements récents ont été extraordinaires et inédits pour la Roumanie. Toutefois, il y a un point sur lequel je vous avouerai ne pas avoir été d’accord : la prolongation du mandat présidentiel de Klaus Iohannis. Cela a été excessif. Dans l’article de la Constitution précisant la durée du mandat, il y a un alinéa qui explicite pour quelles raisons le prolonger, c’est-à-dire lors d’une catastrophe ou d’une guerre. Ce ne fut pas le cas.
En France, la condamnation de Marine Le Pen a été critiquée par ses partisans, invoquant un « coup d’état », « une dictature des juges », et une atteinte à la démocratie. L’annulation de l’élection roumaine a été mentionnée comme exemple. Il semblerait que beaucoup de citoyens ne comprennent pas la notion d’état de droit, ni celle de démocratie, et en quoi elles sont dans leur intérêt. Comment en est-on arrivé là ?
La propulsion de candidats comme Georgescu découle d’un contexte de frustrations justifiées d’une bonne partie de la population vis-à-vis de la classe politique. La frustration, la peur et la colère sont des émotions facilement exploitables par des personnes ou des partis. Ces derniers font alors des promesses magiques pour résoudre des problèmes compliqués. Ce n’est pas nouveau. Aujourd’hui, il y a un terrain particulièrement fertile pour ce genre de mouvements car, en dehors des grandes zones urbaines, en Roumanie peu de personnes ont vraiment eu une expérience démocratique et comprennent les bénéfices que les communautés peuvent en tirer. Il n’existe pas non plus d’éducation civique à l’école qui aille vraiment en profondeur. Avec Expert Forum, nous faisons de l’éducation à la démocratie et nous expliquons comment chacun peut s’impliquer dans le processus démocratique. La démocratie n’est certes pas parfaite, elle n’est pas une solution ni une recette où tout fonctionne. Mais pour certains, si elle ne fonctionne pas, cela signifie que ce n’est pas un bon système. Il existe ainsi cette rhétorique négative dans l’espace public : cela ne marche pas, mieux vaut alors se tourner vers les tendances plus autoritaires. Où tout est décidé d’une main de fer.
Propos recueillis par Marine Leduc (17/04/25).