Le pogrom de Iaşi est l’un des plus tragiques épisodes de l’histoire des juifs de Roumanie. Leizer Finkelstein, 90 ans cette année, a survécu au tristement célèbre « dimanche noir ». Il remonte ici le fil du temps et décrit l’horreur des faits en ce jour funeste du 29 juin 1941.
Il arrive au rendez-vous gaiement, un peu avant l’heure fixée. Leizer Finkelstein est né à Iaşi en 1923. A deux pas du centre, en plein cœur d’un quartier juif. « Notre communauté représentait la moitié de la population de la ville. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une centaine, peut-être 400. La moyenne d’âge est d’au moins 70 ans. Je n’ai pas d’enfants. Mais comme on dit lorsque le bon Dieu ferme une porte, il t’ouvre une fenêtre… J’ai 36 neveux et petits-neveux avec lesquels je suis en contact permanent. Ils sont tous en Israël, je suis le seul encore ici. »
Etablie dans une maison modeste, la grande famille Finkelstein ne roulait pas sur l’or. « On était quatorze familles de locataires dans la même cour. On n’avait pas de courant ni de canalisation, nous vivions dans deux pièces et une cuisine. Il y avait des lits partout, vous imaginez neuf frères et sœurs… ». Dès l’âge de 11 ans, il travaille avec son père menuisier. Les temps sont durs. Crise économique oblige, le chômage et les grèves font partie du quotidien. Puis c’est l’ascension irrésistible de la droite et de la propagande nazie avec restriction des libertés pour les juifs dès 1938. « On sentait qu’il y allait avoir une guerre. Le pays est passé du côté des Allemands, et on savait ce qu’ils faisaient aux juifs dans les autres pays. La propagande fonctionnait tellement bien. Nos espoirs reposaient sur les intellectuels, dans une ville universitaire comme Iaşi… Malheureusement, même ceux-là ont été contaminés. »
Le dimanche 29 juin 1941, toute la famille Finkelstein est cloitrée chez elle. Le pogrom a déjà commencé l’avant-veille. La police débarque sur les coups de 10h du matin accompagnée de nombreux « curieux ». Leizer raconte : « Ils nous ont fait sortir dans la cour les mains en l’air comme des bandits et ont formé une longue colonne. Les femmes ont ensuite été mises de côté. Ma mère a ainsi vu partir d’un coup les sept hommes de la maison. » La colonne formée uniquement d’hommes quitte ensuite la cour et se dirige vers le siège de la police – la chestură. Dans la rue, les morts s’étalent. De passage devant le philharmonique improvisé en hôpital pour blessés allemands, ils sont canardés d’objets et de bassines contenant excréments et autres immondices. Leizer reprend : « A l’entrée de la chestură, il y avait, je m’en rappelle bien, deux SS, un de chaque côté. Ils avaient des bâtons très longs et à notre passage, ils tapaient sur nos têtes. Certains n’ont pas vu le bout de ce couloir. Mon petit frère, le petit dernier âgé de 15 ans, se tenait à moi et on a filé tête baissée jusqu’au fond de la cour. »
Puis c’est le départ le lendemain vers la gare devant laquelle on les fait patienter face contre terre dans les excréments des chevaux, les taxis de l’époque. Des groupes sont formés et les juifs sont entassés dans des wagons. « Moi et mon frère on s’est mis au fond. Le wagon était plein, nous étions environ 120 là-dedans. C’est là que j’ai retrouvé deux autres de mes frères. » Une seule porte, bien fermée. Pas d’air ni d’eau et une chaleur accablante. « Quand tu touchais le plafond métallique, tu te brûlais. Toute cette chair sale et confinée, cela créait un gaz puissant qui nous étouffait. On enlevait nos chemises pour nous hydrater, on buvait notre transpiration et notre urine. Entre frères, on se donnait des claques pour ne pas tomber au sol, car si tu tombais, c’était fini. On a même fait des bancs avec les cadavres pour pouvoir s’asseoir. On était épuisés. Heureusement, on était robustes. » Le train roule au pas près de dix heures avant de s’arrêter dans la commune de Podu Iloaiei, à 20 km seulement de Iaşi. « On aurait dit que c’était calculé de sorte qu’il n’y ait plus personne de vivant. On perdait quasiment tout espoir. A l’arrivée, sur 120 hommes, c’est à peine si 18 ou 20 en sont sortis vivants. »
A la descente du train, la police locale fait appel aux juifs du village pour venir en aide aux malheureux. « On était tous à moitié inconscients. Les locaux étaient effrayés lorsqu’ils nous ont vus sortir. » Rapidement, on oblige les survivants à enterrer les morts dans des fosses communes dans une puanteur indescriptible. Leizer reconnaît un cousin et un beau-frère dans le lot. « On avait entendu des histoires de pogroms en Russie et à mesure que l’on entassait les morts, on se demandait si la dernière strate n’allait pas être formée par nos corps. » Mais plus personne n’est mort dans ce camp de Podu Iloaiei. Leizer a la chance de savoir travailler le bois et se fait embaucher par un menuisier roumain. Payé à la journée, Leizer peut désormais envoyer de l’argent à sa famille restée dans la misère à Iaşi grâce à l’aide de ce bon samaritain qui transmet des courriers pour lui. Eternellement reconnaissant envers cet homme, ils seront amis à vie.
« Entre frères, on se donnait des claques pour ne pas tomber au sol, car si tu tombais, c’était fini »
Les mois passent et en novembre, c’est le retour à Iaşi, toujours sans explications. « On est rentré en camion militaire, en une demie heure cette fois. On a commencé à compter les revenants, d’abord mon père avec un frère, puis un autre. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’il en manquait un. Mais ma mère s’estimait heureuse car beaucoup de mères n’ont vu revenir aucun de leurs enfants.»
Retour à Iaşi dans une ville sous couvre-feu, où les juifs sont plus que jamais en proie aux stigmatisations et où, sous d’autres cieux, la solution finale sévit. C’est en mai 1942 que les choses prennent à nouveau une tournure dramatique pour Leizer et les autres juifs de la ville. Après une razzia, il est envoyé aux travaux forcés en Transnistrie. « On chargeait des pierres à la main. Il fallait faire des routes, il y avait le front pas loin. J’ai travaillé là-bas jusqu’en 43 car le front s’est ensuite déplacé. On m’a alors envoyé à Predeal. Il fallait refaire la route de Braşov afin de tromper l’ennemi. » Leizer travaille au défrichage de la forêt jusqu’en septembre 44 et la signature de l’armistice avec l’Union Soviétique. Leizer décrit les conditions de détention : « C’était le régime des camps. Il y avait des barbelés, des tours de contrôle et des militaires partout. Tu n’avais pas où te laver, tu faisais tes besoins dans un trou dans la cour avec tout le monde aligné. Là encore, je ne pouvais pas communiquer avec ma famille. On dormait par terre dans une étable, tout le monde était infesté de poux. »
Puis, un jour de septembre 1944, au matin, les portes du camp s’ouvrent, l’armée est partie. Timidement, Leizer et ses collègues d’infortune franchissent l’enceinte du camp. Ce n’est qu’après avoir mis la main sur un journal qu’ils comprennent que l’armistice a été signé et qu’ils sont désormais libres. « On a rien reçu, pas même un papier. On est parti chacun de notre côté à pied pour rentrer chez nous. Ça m’a pris deux semaines. »
Le renouveau communiste de Iaşi se fera sans les juifs. Rapidement, l’Etat d’Israël se crée et l’émigration massive commence : 400.000 juifs quittent la Roumanie. Les six frères de Leizer ainsi que son père et sa mère sont enterrés en Israël. Reste les conversations téléphoniques fréquentes avec les neveux installés en terre sainte. Il y a deux ans, Leizer a été invité par de jeunes Allemands à venir témoigner de l’horreur de cette période dans un lycée près de Stuttgart. Leizer conclut : « C’est dur aujourd’hui pour un homme civilisé de se rendre compte de ces choses-là. »
Sur le pogrom
Le pogrom de Iaşi s’étale du 27 au 29 juin 1941. Allié de l’Allemagne nazie, la Roumanie applique des lois antisémites à ses populations juives. Iaşi compte alors plus de 40.000 juifs sur un total de 100.000 habitants. Le maréchal Antonescu ordonne le 27 juin de « nettoyer Iaşi de ses juifs », accusés de complot avec l’ennemi russe. Pendant deux jours, les rafles se succèdent avant la mise en place des trains de la mort le 29. Les soldats roumains, la police et la foule qui a activement participé auront tué plus de 13.000 juifs.
Benjamin Ribout (mai 2013).