Entretien réalisé le jeudi 9 mai en fin d’après-midi, par téléphone et en roumain.
Bogdan Suditu est maître de conférences à l’université de Bucarest, et président de la Commission technique d’urbanisme et d’aménagement du territoire de la mairie depuis octobre 2021. Dans cet entretien, il parle de la géographie sociale de la capitale roumaine…
Qu’est-ce qui frappe en observant Bucarest sous le prisme de la géographie sociale ?
La géographie sociale essaye d’expliquer la localisation de certains groupes sociaux mais aussi certains phénomènes sociaux, par exemple la gentrification* et la ségrégation qui s’observent dans le Bucarest post-1989. Avant cette date, les zones centrales n’étaient déjà plus des zones commerciales avec typiquement le propriétaire vivant à l’étage de sa boutique située au rez-de-chaussée. Ce modèle a périclité à partir des nationalisations, processus violent démarré une nuit de mars 1950. À la place de cette classe moyenne, l’État a privilégié la venue de catégories vulnérables de la population. Or, leurs logements n’ont pas pu être entretenus et se sont progressivement dégradés, phénomène accentué par la lenteur du processus de rétrocession post-1989. C’est seulement depuis les années 2000 que la zone centrale reprend vie, avec le début d’un processus de gentrification. Les familles ont commencé à récupérer leurs biens, délogeant les populations vivant sur place qui se sont retrouvées à la marge du jour au lendemain. Une gentrification pas du tout programmée par l’État.
* Embourgeoisement d’un espace populaire par la transformation de l’habitat, des commerces ou de l’espace public, ndlr.
Pouvez-vous détailler ?
Ces personnes vulnérables ont été repoussées vers la périphérie dans des angles morts du point de vue administratif et politique. Des zones insalubres, décharges, sites industriels contaminés, zones inondables, etc., devenant de fait des espaces informels. Un phénomène qui rend compte de l’absence de politique publique sociale, alors que la loi de rétrocession de 1995 prévoyait que 2% de l’argent obtenu des privatisations irait dans un fonds destiné à créer des logements sociaux précisément pour ces personnes évacuées. Mais cette loi n’a jamais été appliquée. Au sein de ces populations, on retrouve des Roms mais aussi des retraités aux revenus très précaires. Je connais une professeure partie à la retraite en 1990 dans un contexte de forte dépréciation du leu, et dont les revenus ont été réduits comme une peau de chagrin. Elle s’est retrouvée à vivre dans le garage de l’une de ses anciennes élèves. Il y a eu de grandes injustices sociales. Quant au centre-ville, il a beaucoup changé, en étapes successives et violentes à chaque fois. Aujourd’hui, il y a une forte pression pour son développement. Les biens des actuels propriétaires sont convoités par les promoteurs, pas tant pour leurs caractéristiques que pour leur potentiel spéculatif. C’est particulièrement brutal.
Les autorités semblent particulièrement responsables de la situation…
Plus précisément, je dirai que ce sont les politiques ultra libérales successives, promouvant le laisser-faire, qui ont conduit à la situation actuelle. Principale conséquence : les pauvres sont devenus encore plus pauvres et s’entassent dans des logements insalubres. Alors que, dans le même temps, Bucarest regorge d’appartements vides. On a là deux extrêmes. Et n’oubliez pas que les rétrocessions des biens immobiliers réquisitionnés par le régime communiste durent encore. Après la chute du régime, en 1989, certains logements ont été rachetés par l’État ou par des particuliers pendant que l’ancien propriétaire se débattait avec la justice. D’autres ont pu récupérer leurs biens mais n’ont pas les ressources pour les rénover, ou ils ne font rien à cause de l’instabilité législative. J’ai même rencontré des personnes préférant démolir leur maison de crainte qu’elle soit occupée abusivement… Beaucoup ont été traumatisés et doutent que la justice puisse les défendre. Il n’y pas de données fiables concernant les rétrocessions. C’est la même chose pour ces 4000 habitations gérées par l’Administration du fonds immobilier de la capitale ; nous ne savons pas si elles ont été sollicitées en tant que rétrocessions ou si elles pourraient être utilisées comme logements sociaux. C’est un chiffre important et c’est dommage.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.