Entretien réalisé le mardi 24 mai en milieu de journée, par téléphone et en roumain.
Bogdan Popa est historien et travaille à l’Institut Nicolae Iorga de l’Académie roumaine. Il retrace ici un épisode mal connu : celui de l’épopée roumaine lors de la Deuxième guerre balkanique de 1913 qui verra la Roumanie obtenir notamment la Dobroudja du sud…
Quel était l’enjeu pour la Roumanie au déclenchement des guerres Balkaniques ?
L’enjeu était d’abord politique, plus que territorial. Neutre au cours de la Première guerre balkanique durant laquelle les pays chrétiens des Balkans affrontent l’empire Ottoman – d’octobre 1912 à mai 1913, ndlr –, la Roumanie veut désormais jouer un rôle régional ; or, cette aspiration n’est pas possible sans participation à la guerre. Le second conflit, à l’été 1913, constitue un moment inespéré pour la diplomatie roumaine. En traversant le Danube et en attaquant la Bulgarie qui affrontait alors tous les autres pays sur ses frontières sud, l’État-major roumain n’a pas rencontré de résistance ; il a même cru à une manœuvre stratégique de la part des Bulgares. Il y a cependant eu l’épidémie de choléra au moment du retour. Même si la crise est relativement bien gérée et qu’un vaccin est trouvé, elle révèle des fractures sociales fortes. Les élites intellectuelles volontaires pour s’impliquer dans le conflit sont évacuées très vite, alors que les soldats des milieux plus modestes demeureront dans des camps, en quarantaine. Quoi qu’il en soit, l’histoire retient surtout qu’en parvenant près de Sofia et en contraignant la Bulgarie à arrêter les combats, la Roumanie a obtenu la Dobroudja du sud formée de deux départements bulgares, Durostor et Kaliakra.
Pourquoi cette région ?
Cela permettait de contrôler quasiment toutes les bouches du Danube, à l’exception de la frontière au nord avec l’Empire russe. C’était aussi symbolique, car au Moyen Âge, la Dobroudja du Sud avait été un territoire roumain. Par ailleurs, l’épisode a répandu l’image fausse d’une armée roumaine forte ; il est aussi annonciateur des intentions roumaines de prendre la Transylvanie, le grand objectif de l’époque. L’effet pervers est que l’armée roumaine retombe violemment sur terre en passant les Carpates en 1916 lorsqu’elle se retrouve entourée de vrais ennemis. C’est alors qu’éclatent au grand jour des problèmes logistiques mais aussi les fractures sociales dont je parlais.
Que reste-il aujourd’hui de cet épisode ?
Il faut déjà dire que cette période n’a pas fait l’objet de beaucoup de recherches. Il ne reste aujourd’hui qu’un monument à Bucarest, près de Cismigiu, dont peu de gens savent qu’il fait référence au passage du Danube en 1913. Il y a aussi des écrits de la part d’officiers et d’intellectuels mobilisés qui ont raconté leurs souvenirs de Bulgarie ; des textes qui diffèrent fortement en fonction de la façon dont a été vécue l’épidémie de choléra qui fera des milliers de morts. Demeure aussi le fameux palais de la reine Maria à Baltchik, véritable objet de fantasme pour les Roumains. Tout cela a marqué les relations entre les deux pays. Après 1913, bien que les gouvernements roumains successifs aient voulu ménager les Bulgares, ces derniers sont quand même restés humiliés alors que Bucarest et Sofia s’étaient fortement rapprochées durant leur résistance à l’empire Ottoman. Ce ressentiment expliquera le comportement des Bulgares qui, durant la Première Guerre mondiale, occupèrent l’ensemble de la Dobroudja et Bucarest. Il faudra des décennies, jusque dans les années 1950, pour que l’amitié entre les deux pays se consolide à nouveau.*
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
* La Dobroudja du Sud fut restituée à la Bulgarie après 25 ans de régime roumain, le 7 septembre 1940, lors des Accords de Craiova, ndlr.