Entretien réalisé le lundi 13 février en fin de matinée, au studio de RFI Roumanie à Bucarest.
Annick Goulet est ambassadrice du Canada pour la Roumanie, la République de Moldavie et la Bulgarie. Avant cela, de 2016 à 2020, elle a été en poste à Moscou en tant que ministre-conseillère. Dans cet entretien, elle parle du soutien de son pays à l’Ukraine, de son expérience personnelle en Russie, et de journalisme…
Vous êtes aujourd’hui en Roumanie, c’est-à-dire très proche de la guerre en Ukraine, alors que le pays que vous représentez est loin. Cela complique-t-il votre soutien à Kiev ?
L’Ukraine est très présente au Canada. La diaspora ukrainienne est d’ailleurs la deuxième plus importante dans le monde après la diaspora ukrainienne en Russie. Et elle est sans doute devenue la première, à cause du conflit. Il y a plus de 1,5 million d’Ukrainiens qui résident au Canada, soit environ 4% de notre population. Il s’agit donc d’une diaspora visible, dont les racines remontent au 19ème siècle. Quotidiennement, nos discussions au niveau politique, économique ou social prennent en compte cette grande minorité, d’autant plus aujourd’hui. On peut donc dire que le Canada n’est pas loin, mais au contraire très proche de l’Ukraine. D’ailleurs, dès 2014, quand la Russie a annexé la Crimée, nous avons mis en place l’opération d’instruction militaire Unifier qui a formé 35 000 soldats ukrainiens. Pour revenir à l’invasion actuelle et à notre ambassade en Roumanie, dès le début, une équipe consulaire de notre ambassade s’est rendue à Siret, à la frontière roumano-ukrainienne, afin notamment de permettre aux citoyens ayant la double nationalité ukrainienne et canadienne de passer en Roumanie. Dans le même temps, nous avons instauré un programme exceptionnel de visa de résidence temporaire d’une durée de trois ans, d’étude ou de travail, spécialement destiné aux réfugiés ukrainiens, et sans conditions particulières. Depuis un an, plus de 500 000 demandes ont été reçues et approuvées, et 150 000 Ukrainiens sont déjà arrivés au Canada dans le cadre de ce programme. Je mentionnerais enfin que le Canada est, per capita, parmi les cinq plus grands contributeurs à l’effort de soutien à l’Ukraine, qu’il s’agisse d’aide militaire, humanitaire ou de formation.
Vous avez été en poste en Russie en tant que ministre-conseillère de 2016 à 2020, vous connaissez donc bien ce pays. Comment voyez-vous l’évolution de la crise actuelle ?
Avant de répondre à votre question, je voudrais de nouveau insister sur le fait que le Canada est auprès de l’Ukraine de façon incontestable. Il y a en ce moment des tanks du Canada qui se dirigent vers l’Ukraine. Le premier est d’ailleurs arrivé la semaine dernière en Pologne, en route pour l’Ukraine. Maintenant, de façon plus générale, et si je me réfère à mon expérience personnelle, je vous avouerais que cette guerre me touche tout particulièrement. Vous l’avez dit, j’ai été en poste en Russie juste avant de venir à Bucarest, je connais aussi les pays du Caucase et d’Asie centrale, et je suis diplômée en études soviétiques. C’est une région du monde très proche de mes réflexions, et pour laquelle j’ai beaucoup d’affection. Tout ce qui s’y passe m’attriste profondément. Et me révolte. Quand j’étais en Russie, en charge des questions commerciales et économiques, il y avait déjà des sanctions vis-à-vis de Moscou, et en contrepartie un embargo russe des produits agricoles canadiens. Mais on arrivait quand même à dialoguer, à faire passer certains messages. Je pense notamment aux entreprises canadiennes sur place qui exerçaient une influence positive sur l’environnement général. On a aussi beaucoup travaillé avec la société civile, que ce soit en faveur des minorités, ou contre la violence domestique. Et il y avait des résultats. Aujourd’hui, à côté de l’invasion illégale de l’Ukraine, le régime de Vladimir Poutine a également généré un recul brutal des avancées sociétales. Beaucoup n’ont d’autre choix que de se taire. C’est un grand drame, parce que la Russie ne se limite pas au régime de Poutine. Il ne faut pas oublier les gens qui sont sur place. Cela me rappelle d’ailleurs comment, lors de la coupe du monde de football célébrée là-bas en 2018, j’avais été touchée par ces Russes qui croyaient jusque-là que tous les étrangers les détestaient, et qui avaient découvert des visiteurs souriants, enthousiastes et ouverts, heureux de célébrer avec eux de beaux moments sportifs et humains. Je ne sais pas ce que ces mêmes personnes pensent aujourd’hui. En tout cas, à l’époque, on avait vraiment le sentiment qu’un rapprochement entre les peuples était possible.
Avant d’être diplomate, vous avez été journaliste. Comment percevez-vous la profession aujourd’hui ?
Je dirais que c’est un métier encore plus important qu’avant, précisément à cause des nombreux défis auxquels il doit faire face. Je vois comment mes amis, qui sont toujours journalistes, travaillent, et comment la profession n’est pas simple. Tout va très vite, sans doute trop vite. De fait, je dirais qu’à cet égard, ce n’est pas très différent de la diplomatie. Les ressources sont désormais limitées, le temps est limité. Par ailleurs, la prédominance des réseaux sociaux a mené à une fragmentation des publics. Les algorithmes font que des groupes de personnes se forment et ne se parlent qu’entre eux, c’est assez dramatique. Le débat public s’y perd. Ce sont des questions auxquelles le Canada réfléchit beaucoup. La désinformation, la propagande sont des problématiques au centre de notre politique étrangère. Nous étions d’ailleurs, jusqu’à il y a quelques semaines, à la tête de la Coalition pour la liberté des médias. Et le Canada demeure à la présidence de la Communauté des démocraties qui fait également une grande place à l’importance d’une presse libre et informée. Personnellement, je suis partisane d’un journalisme lent, qui prend le temps de la recherche au service de la vérité.
Propos recueillis par Olivier Jacques.