Docteur en philologie classique, Andrei Cornea est essayiste et auteur de deux romans. Il est aussi connu pour avoir traduit en roumain l’un des plus célèbres dialogues de Platon, La République. À 65 ans, il ne manque pas non plus de décrypter nos sociétés dans les chroniques qu’il rédige chaque semaine pour l’hebdomadaire Revista 22.
Regard : Quel est l’héritage de la philosophie antique dans la société moderne, et pourquoi avons-nous tendance à le négliger ?
Andrei Cornea : Cet héritage est énorme. Rien qu’en observant les mots démocratie, physique, matière ou encore ophtalmologie, nous voyons bien ce que nous devons à l’antiquité. Pourquoi cela se perd-il ? Je pense que la civilisation moderne est basée sur un autre principe d’action. Pour Platon et Aristote, la connaissance était avant tout un moyen de se rapprocher du divin, une transcendance du quotidien. Alors que nous voulons revenir au côté humain du quotidien en usant de dispositifs d’action pouvant soumettre la nature, humaine notamment, et maîtriser ses forces. Cela n’intéressait pas les antiques, et je crois qu’il y a là une rupture fondamentale. Eux vivaient dans un univers qu’ils considéraient proportionnel à l’humain et dans lequel, comme le disaient les Stoïques, les gens et les dieux étaient des sortes de locataires. Un monde divin et harmonieux par essence. Pour l’homme moderne, celui-ci n’est plus divin mais profane, c’est une des conséquences du christianisme. Par ailleurs, le monde est pour lui immense et à première vue vide de sens. L’homme moderne s’y sent perdu même s’il possède, comme disait Pascal, « la dignité de la pensée ». Sa seule ambition est de devenir plus puissant. Ce sont ainsi deux univers complètement différents. D’un côté, le cosmos, comme disaient les Grecs, c’est-à-dire un ordre dont fait partie l’homme et dont il saisit le sens. Cela inclut à la fois le monde physique, mais aussi le monde moral, social et politique. De l’autre, un monde soumis aux lois du hasard et de l’évolution que nous ne comprenons pas forcément.
En 2005, dans votre ouvrage Când Socrate nu are dreptate (« Lorsque Socrate a tort », traduit en français aux éditions Presses de l’université Laval), vous avez réhabilité des personnages secondaires de la philosophie platonicienne. Aujourd’hui, quelles figures feriez-vous dialoguer pour illustrer le monde moderne ?
Notre monde est extrêmement divers. Mais d’après moi, les plus représentatifs sont les hommes de sciences. Un physicien comme Stephen Hawking est un spectacle à lui seul : il ne peut plus bouger, ni même parler sans l’aide d’un appareil, mais il peut penser. Par sa simple présence, il valide la théorie de Descartes qui distinguait la substance pensante de la substance étendue ; voilà un homme qui se réduit presque à sa seule substance pensante. Et c’est une figure représentative aussi au regard des progrès de la science, car à une autre époque il n’existerait plus depuis longtemps. Seule la science lui a permis de survivre. Puis il y a les artistes, les acteurs, sans oublier, bien sûr, les footballeurs. Ronaldo et Messi sont les hommes du moment, inspirant des millions de gens. Les Grecs avaient eux aussi leurs athlètes célèbres, mais ils ne gagnaient pas autant. À Olympe, vous receviez des lauriers, pas de l’argent. Il faut enfin mentionner ces personnages qui font frémir le monde. Ben Laden a été un individu représentatif pour un type d’existence récente.
Comment expliquez-vous que la violence et le politiquement correct cohabitent ?
La violence a toujours été une caractéristique de l’homme, cet « animal violent ». Mais au final, celle-ci est moindre aujourd’hui. Regardez l’Europe, il est évident que nous sommes bien moins violents, même si cela se manifeste d’une autre manière, verbalement ou sur les réseaux sociaux. Concernant le politiquement correct, je dirais qu’il correspond notamment à une forme de réaction suite à la Seconde Guerre mondiale. En lisant des livres du début du 20ème siècle, vous serez surpris de voir à quel point le racisme était généralisé. Il y a alors eu une réaction pour contrôler les choses. Certains ont critiqué la mise en place de législations condamnant les affirmations de type antisémite ou révisionniste car cela portait atteinte à la liberté d’expression. Moi aussi, un temps, j’étais un adepte du « laisser faire ». Puis, je me suis rendu compte que les conceptions de type John Stuart Mill de l’Angleterre du 19ème siècle ne sont plus adaptées au monde actuel. Pour ce dernier, les hommes devaient bénéficier d’une liberté totale d’expression pour qu’existe un dialogue, considérant que c’est seulement en débattant que l’on peut avancer vers la vérité. Cependant, il ne voyait pas encore que certains hommes ne sont pas intéressés par la vérité mais par la propagande, ils font semblant de discuter dans le seul but de convaincre des millions de gens par la simple répétition de formules. Combien de choses s’inventent pour influencer des campagnes électorales ou pour créer du ressentiment à l’égard de certaines communautés, comme c’est le cas par exemple envers les musulmans. Là, il est évident que le politiquement correct possède une certaine vertu.
La société roumaine est généralement perçue comme étant passive, voire permissive. Assiste-t-on à un changement ?
L’attitude envers son voisin, notamment dans les villes, dénote plutôt une certaine agressivité, de la crispation. Dans le même temps, nous faisons effectivement preuve de passivité à l’égard d’abus commis par le pouvoir. Mais nous observons également autre chose : ce pays, en apparence calme, est le théâtre d’explosions soudaines de violence. Nous pouvons citer la révolte paysanne de 1907, l’une des dernières révoltes violentes en Europe, mais aussi, bien sûr, la chute de Ceauşescu. À chaque fois, le sang est versé après une période d’accalmie. Même chose, dans des proportions moindres, durant cette période démocratique avec de multiples déferlements de colère : les gens investissent la rue de manière brusque et cela déstabilise complètement le pouvoir. D’ailleurs, presque à chaque fois, le gouvernement tombe. Il y a eu la chute du gouvernement Boc il y a quelques années, puis la démission du Premier ministre Victor Ponta après d’importantes manifestations. Ce qui s’est passé cet hiver s’inscrit dans cette lignée. Pourtant, ces réactions, qui sont l’apanage des classes moyennes, ne se concrétisent pas dans des organisations cohérentes pouvant influencer le pays sur le long terme. Dans le même temps, le pouvoir ne réalise pas non plus la nécessité de porter un dialogue constructif avec la société civile. Le gouvernement actuel, par exemple, considère qu’il ne doit quelque chose qu’à son propre électorat. L’opposition étant inexistante, cela nous expose à de nouveaux débordements car les gens ne disposent d’aucune autre manière pour exprimer leur indignation. L’USR (l’Union pour sauver la Roumanie, ndlr) est pour le moment une immense déception. De fait, la seule opposition réside en la personne du président Klaus Iohannis, dont les pouvoirs sont limités.
Quel regard portez-vous sur la façon dont les gens s’informent et communiquent ?
Il est clair qu’ils le font de moins en moins grâce aux livres, et de plus en plus par le biais d’une culture basée sur l’image. Or, selon les générations, les canaux utilisés peuvent être radicalement différents. En Roumanie, il y a des individus qui ne regardent que Antena3 et avec qui, au-delà de questions de base portant sur où acheter telle ou telle chose, il devient presque impossible de communiquer. Alors que ce sont certainement d’honnêtes gens. Mais leur univers mental est entièrement façonné par ce que débite cette chaîne de télévision. Cette incommunicabilité se retrouve en famille : les jeunes qui sont allés manifester cet hiver, et qui sont autrement connectés, se sont retrouvés en rupture totale de dialogue avec leurs parents. Ceci dit, en ce qui concerne les nouvelles technologies de la communication, il est incroyable d’observer la façon dont elles ont si facilement pénétré nos vies. Surtout si vous comparez ce phénomène à notre difficulté d’assimiler des valeurs fondamentales de la civilisation occidentale, comme la démocratie ou l’état de droit. On ne peut cependant pas se soustraire à la technologie, qui est par ailleurs très utile. Il faut juste l’utiliser à bon escient, ce qui, pour certains, est plus difficile.
Dans une de vos chroniques, vous avez écrit qu’une Europe à plusieurs vitesses devenait une nécessité. Comment cela pourrait-il être positif pour la Roumanie ?
Le pays se situe à un moment charnière, à l’image de son histoire. Une partie de la population s’en rend compte, une autre pas du tout. C’est un moment favorable car pas mal d’autres pays d’Europe de l’est ont une attitude euro-sceptique, voire sont proches de la Russie, comme la Hongrie. La Roumanie pourrait donc en profiter pour se rapprocher davantage du noyau dur européen. Mais il ne faut pas oublier que certains politiciens roumains, dont Călin Popescu-Tăriceanu (actuel président du Sénat, ndlr), sont connus pour ne pas avoir vu d’un bon œil l’intégration européenne. Ils savaient qu’une fois entré dans l’UE, le pays allait être soumis à des restrictions et qu’il allait être plus difficile ensuite de faire ce qu’ils veulent. Aujourd’hui, ces mêmes gens observent avec intérêt la situation européenne qui est en quête d’un nouveau souffle. Voyons s’ils vont avoir la conséquence d’aller plus loin dans leur cheminement.
Comment jugez-vous l’attitude des Roumains vis-à-vis des gens en provenance d’autres pays ?
L’idéal de Ceauşescu d’une Roumanie ethniquement unitaire s’est à peu près réalisé et s’est prolongé après la révolution avec l’exode de ceux qui étaient restés. En ce qui concerne les Magyars, il y a bien des échauffourées de temps en temps mais c’est mineur. La Roumanie va par contre avoir un gros problème avec le vieillissement de sa population. Il n’y a aucune chance que les millions de Roumains partis rentrent au pays et, tôt ou tard, il va donc falloir attirer d’autres gens. En Allemagne ou en France, il s’agit de choses déjà datées. Même si certains systèmes d’intégration ont mieux réussi que d’autres. Prenez l’Allemagne, ce pays est devenu le pays d’asile du monde entier. Et j’insiste là-dessus, car l’Amérique se replie sur elle-même ; une grande partie des personnes qui fuient les guerres trouvent désormais refuge en Allemagne. Par ce biais, Angela Merkel a aussi redonné aux Allemands une bonne conscience. L’Allemagne a toujours vécu avec une forte culpabilité : le fait d’avoir chassé ses juifs dans un premier temps, puis d’avoir organisé l’Holocauste. De son côté, la Roumanie n’a pas fait l’expérience d’une culpabilité similaire. Aussi, les réactions ont-elles jusqu’à présent été négatives à l’égard des migrants, du type « il ne faut surtout pas que viennent chez nous des musulmans ou des gens de couleur ». L’éducation communiste qui perdure, notamment chez les plus âgés, a fait de l’autre un suspect et a altéré l’idée du vivre ensemble.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (octobre 2017).