Entretien réalisé le jeudi 25 janvier en fin de journée, par téléphone et en français.
Historien, philosophe, écrivain et professeur émérite de l’université de Bucarest, Andrei Cornea pose son regard sur les événements dramatiques qui secouent actuellement l’Europe et le Proche-Orient…
En tant qu’historien, comment ressentez-vous le climat de tension qui règne aujourd’hui en Europe ?
Le climat actuel est assez difficile à supporter, que ce soit en Europe ou ailleurs. Quant à mon regard d’historien, je ne suis pas certain que faire la comparaison avec les événements passés soit pertinent. Il faut se méfier de l’idée selon laquelle l’histoire se répète. Aujourd’hui, guerre en Ukraine mise à part, l’Europe ne va pas si mal. La Roumanie, par exemple, ne s’est jamais aussi bien portée et beaucoup n’en n’ont pas conscience. Ils accusent la conjoncture et fustigent le gouvernement parce que la situation actuelle n’est pas à la hauteur de leurs attentes. Le problème, c’est que les nouvelles générations ont nourri l’espoir de vivre mieux que les précédentes. Or, ce changement ne s’est toujours pas produit, et c’est ce qui provoque un tel malaise. Par ailleurs, tout est relatif à une situation donnée. Il arrive que certaines situations émergent ponctuellement, on peut alors les analyser avec davantage de précision, d’objectivité. C’est le cas de la guerre en Ukraine et de ses conséquences, ou encore de la situation au Moyen-Orient.
Malgré les événements qui ont déstabilisé la région au cours de l’histoire, la Roumanie a conservé une forme de stabilité, comment l’expliquer ?
Depuis la chute du communisme, la Roumanie connaît effectivement une stabilité relative, bien que cela n’ait pas toujours été le cas. Le pays a évité les conflits ethniques graves, comme on les a vus en Yougoslavie, en Moldavie ou en Russie. Progressivement, il s’est tourné vers l’Europe et a réussi son intégration à l’Union européenne. Cette étape a été essentielle pour notre pays. Si l’on compare le PIB actuel de la Roumanie à celui des États de l’ex-Yougoslavie ou des anciens États communistes, le constat est flagrant : ceux qui ont rejoint l’UE ont fait des progrès très rapides, alors que les autres sont restés à la traîne. Certes, nous avons l’impression d’avancer lentement, et oui, nous avons commis des erreurs, la corruption persiste, etc. On entend souvent ce refrain, et ces critiques sont fondées. Mais il arrive aussi qu’elles soient exagérées. Quoi qu’il en soit, il est évident que l’intégration européenne a joué un rôle essentiel pour la stabilité de la Roumanie.
Quelle perspective voyez-vous à ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient ? Quelles conséquences pour l’UE qui peine à parler d’une même voix sur ces grands sujets ?
Malheureusement, je ne vois aucune solution à moyen terme. Selon moi, la solution à deux États semble impensable. Car aucune des deux parties n’est prête à discuter sérieusement pour s’engager. Nous avons manqué cette opportunité en 1993 à Washington quand, sous les auspices de Bill Clinton, Yitzhab Rabin et Yasser Arafat signaient les accords d’Oslo. Depuis, la situation n’a fait que s’aggraver. Je ne vois pas d’issue possible. Un armistice est envisageable, mais une paix durable signée par toutes les parties au Moyen-Orient, cela me semble inimaginable. L’UE est, en effet, très divisée sur ces questions. Elle devrait pouvoir s’exprimer d’une même voix, d’autant que les divergences entre les États membres ne sont pas si grandes. Quant à l’Ukraine, il serait important d’agir, par exemple en finançant un budget commun. Mais cette démarche est empêchée par Viktor Orbán – le Premier ministre hongrois, ndlr –, bien qu’il ait récemment accepté un plan d’aide de 50 milliards de la part de Bruxelles. Selon moi, l’UE doit trouver une solution pour ne plus subir le chantage de la Hongrie. Et je tiens vraiment à insister sur ce dernier point : l’UE doit soutenir l’Ukraine dans cette guerre. Or, seule la Hongrie s’y oppose. Cette dernière agit comme le cheval de Troie de la Russie en Europe. Bruxelles ne doit pas se laisser faire et continuer à subir un tel chantage.
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud.
En octobre 2017, nous avions interviewé une première fois Andrei Cornea. Un long entretien qui portait notamment sur sa vision de la société roumaine : https://regard.ro/andrei-cornea/