Entretien réalisé le jeudi 20 janvier en fin de matinée, au domicile de l’interviewée à Bucarest, en français.
Alina Mungiu-Pippidi est politologue et professeure à la Hertie School de Berlin. Elle est également directrice du Centre européen de recherche anti-corruption et pour l’état de droit (ERCAS). Nombre de ses recherches portent sur l’influence des services de renseignements roumains sur la vie politique et le monde des affaires…
Comment se traduit l’influence des services de renseignements en Roumanie en comparaison avec d’autres pays ?
On parle de plusieurs services de renseignements, il y a le Service roumain de renseignements (SRI, ndlr) qui est le plus puissant, celui des renseignements externes (SIE, ndlr), le Service des renseignements de l’armée (DGIA, ndlr), ou encore celui des télécommunications spéciales (STS, ndlr). Je dirais que le contexte roumain n’a pas d’équivalent en Europe, il serait même similaire à un pays comme le Pakistan. Les services de renseignements sont infiltrés partout. Leur emprise s’est installée à partir de la Loi sur la sûreté nationale, en 1991, sous la Roumanie de Ion Iliescu. Moins de deux ans après la dissolution de la Securitate – l’ancienne police politique du régime de Nicolae Ceaușescu, ndlr –, cette loi a mis de côté tout principe de transparence et de contrôle politique réel sur les services de renseignements. En 1992, une autre loi a permis à ces services de poursuivre des activités économiques, ce qui, en principe, auraient dû être exceptionnels ; peut-être que parfois un pays a besoin de sociétés fantômes pour enquêter sur des terroristes. Sauf que, en Roumanie, et ce dans divers secteurs, seules les sociétés ayant des connexions avec les services secrets gagnent les appels d’offres des marchés publics. Et personne ne s’en plaint. Dans la vie politique, c’est pareil, beaucoup de politiciens ont été en lien avec les réseaux de renseignements pour lancer leur carrière.
Combien y a-t-il d’agents des renseignements ? Et comment sont-ils recrutés ?
On ne peut pas connaître le nombre d’agents. J’en ai parlé avec un ancien ministre des Finances qui me disait que l’on peut seulement estimer le nombre d’agents en regardant la somme totale des salaires de ces services parce que la Loi des finances publiques les oblige à être transparents sur ce point. Or, cette somme est absolument énorme. Par ailleurs, le budget de l’État alloué au SRI dépasse celui des services de renseignements intérieurs de la France ou de l’Allemagne. Il s’agit là des allocations directes depuis le budget de l’État, mais il y a aussi les allocations indirectes à travers les entreprises liées aux services de renseignements, et les fonds qu’obtiennent ces entreprises, parfois européens. Concernant le recrutement, les agents sont embauchés dès leur sortie de l’université, d’autres sont des entrepreneurs. Il y a le cas bien documenté de Sebastian Ghiță, un homme d’affaires proche de l’ancien Premier ministre Victor Ponta, soutenu par le SRI et qui a gagné des milliards dans le domaine de l’informatique, avant d’être condamné par la DNA (Direction nationale anti-corruption, ndlr) et de s’enfuir à Belgrade.
Quels sont les intérêts des services de renseignements ?
Il s’agit surtout d’un réseau fondé sur l’obtention de gros financements. En ce moment, ils reçoivent beaucoup de fonds pour combattre la désinformation ; malheureusement, ce n’est pas très efficace. Néanmoins, je suis absolument convaincue qu’il y a des gens dans ces services qui font un travail tout à fait honorable, parce qu’ils évoluent au sein de l’OTAN, de l’Union Européenne, et qu’ils doivent démontrer leur apport à ces institutions. La partie qui a le moins de mérite est celle liée à la politique, parce qu’elle est basée sur des jeux d’influence.
Propos recueillis par Marine Leduc.