Entretien réalisé le mercredi 16 février en début d’après-midi, par téléphone et en roumain.
Dan Dungaciu est sociologue et expert en géopolitique. Fin connaisseur des enjeux stratégiques régionaux, il livre ici son regard sur ce qui se joue actuellement avec la crise ukrainienne…
Comment voyez-vous l’avenir sécuritaire de l’ensemble de la région est-européenne face à une Fédération russe décidément agressive ?
Nous assistons actuellement à la tentative d’imposer un statut stratégique à cette région. Car l’espace situé entre l’OTAN, l’UE et la Fédération russe n’en possède pas, c’est une zone grise. De fait, les négociations actuelles marquent la fin d’un cycle de trente ans. La frontière euro-atlantique s’est décalée vers l’est en intégrant certains pays à l’OTAN et à l’UE, jusqu’à atteindre les rives de la mer Noire. Cet avancement se voit aujourd’hui stoppé ; il va donc falloir déterminer quels territoires se trouvent à l’Ouest et à l’Est. Et c’est là qu’entrent en ligne de jeu l’Ukraine et la république de Moldavie. Je ne pense pas que la question d’une action militaire se soit réellement posée, il s’agit juste de négociations. Cette menace militaire a simplement été un instrument pour les Russes, c’est la seule chose avec laquelle ils peuvent négocier. Ce qui se passe surtout est la probable fédéralisation de l’Ukraine. Si le Donbass – à l’est de l’Ukraine, ndlr – obtient un droit de veto en matière de politique extérieure au sein de l’Ukraine, il est clair que cela mettra un terme à l’extension de l’OTAN et de l’UE, l’Ukraine ne pourra pas intégrer ces structures. Tout cela devrait être formalisé via une fédéralisation, un changement de Constitution et un statut spécial pour le Donbass. Comme le souhaite Moscou. Et la république de Moldavie pourrait elle aussi être confrontée à ce risque de fédéralisation.
Dans un tel contexte, quelle attitude devrait avoir la Roumanie, notamment vis-à-vis de Vladimir Poutine ?
L’implication de la Roumanie est liée à une autre demande russe ; celle du retrait de l’OTAN selon le modèle d’avant 1997.* Implicitement, cela concerne le bouclier antimissile de Deveselu – commune située au sud de la Roumanie, dans le département d’Olt, ndlr. Pour le reste, au même titre que les autres pays, la Roumanie est membre de l’OTAN. Les soldats de l’OTAN présents en Roumanie ne représentent pas un danger pour les Russes, contrairement au bouclier antimissile dont le sort aura des conséquences pour le pays. L’opinion publique roumaine s’est habituée à complètement tourner le dos à Moscou. Si un nouvel équilibre est trouvé, la Roumanie devra recalibrer son discours, le nuancer. Les relations ne pourront plus être gelées comme ces dernières années, il va falloir tempérer ce radicalisme pur et dur. Bucarest va devoir se faire à l’idée d’avoir potentiellement plus de 1400 km de frontière commune avec un espace au sein duquel la présence russe est significative. Le temps d’au moins une génération, nous allons demeurer « l’est de l’ouest », ce qui va demander d’adapter notre diplomatie vis-à-vis de Moscou. D’après moi, c’est inévitable.
* Le 27 mai 1997, les dirigeants des pays de l’OTAN et le président russe Boris Eltsine signent l’Acte fondateur OTAN-Russie, par lequel ils expriment leur détermination à « construire ensemble une paix durable et ouverte à tous dans la région euro-atlantique, reposant sur les principes de la démocratie et de la sécurité coopérative ». Source : nato.int
Au final, tout cela renforce-t-il l’idée d’une défense européenne ?
C’est une possibilité et c’est souhaitable pour tout le monde, surtout pour les Américains qui verraient d’un bon œil le fait que les Européens puissent se débrouiller sans eux ; même s’ils savent bien que ce n’est pas possible pour le moment. Le président Macron l’a récemment suggérée à plusieurs reprises, mais rien ne dit que l’UE y parviendra. La crise actuelle est une opportunité, car on se rend bien compte que ce n’est pas l’UE qui aujourd’hui négocie avec la Russie. Ceci dit, créer une armée ne signifie pas juste des acquisitions, il faut aussi harmoniser beaucoup de choses et avoir une vision commune. Or, des questions demeurent en suspens, on ne sait pas qui sont nos amis ou nos ennemis communs, par exemple. La clarification du statut de l’Ukraine va nous aider dans ce sens. À terme, la Russie ne devrait plus être perçue par le flanc est de l’UE comme un adversaire absolu en fonction duquel tout s’articule. Mais, au-delà de ça, il y a encore beaucoup de points d’interrogation. Une chose est de fabriquer des tanks, une autre est de partager une vision au service d’une politique commune et cohérente.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.