Il est sans conteste le plus talentueux des violonistes roumains. A neuf ans, Alexandru Tomescu était déjà soliste pour l’orchestre symphonique de Constanţa. Après le conservatoire de Bucarest, il étudie la musique à Sion (Suisse) puis à Dallas. Suivront de nombreux prix internationaux, des concerts et des enregistrements avec les musiciens et chefs d’orchestre les plus réputés. En 2007, il gagne un concours international qui lui permettra de jouer avec un Stradivarius Elder pendant cinq ans. Virtuose hors du commun, Alexandru Tomescu poursuit une carrière impressionnante.
Regard : Quel sentiment avez-vous après cinq ans avec le Stradivarius Elder?
Alexandru Tomescu : Je souhaiterais faire une première petite observation. La presse en général s’est surtout intéressée à ce Stradivarius et son histoire, oubliant un peu que je suis un violoniste professionnel confirmé depuis plusieurs années, et que ce n’est pas à partir de 2007, quand j’ai gagné le concours pour jouer avec cet instrument prestigieux, que je suis devenu soudainement un violoniste talentueux. Si j’avais été un violoniste disons faible, je le serais resté, avec ou sans Stradivarius. Ceci dit, il est évident que jouer avec ce violon a été pour moi un avantage, notamment sur scène. Mais encore une fois, il faut savoir fructifier cet avantage. Pour revenir au concours, ce fut pour moi beaucoup de pression car je fus le seul à concourir. Et si je ne l’avais pas réussi, je n’aurais pu m’en prendre qu’à moi.
Quelles sont les particularités de ce Stradivarius ?
Il est en Roumanie depuis 1956, a été réalisé en 1702, et fait partie d’un catalogue d’une centaine d’instruments fabriqués par le luthier Antonio Stradivari datant du début du 18ème siècle. De tous ces instruments, ce violon est particulièrement bien conservé, il est magnifique. En termes de sonorité, il rend le maximum de son potentiel quand il est utilisé sur scène. C’est comme s’il ressentait les énergies qui viennent du public. Aujourd’hui, il est encore meilleur qu’il y a cinq ans. On peut faire l’analogie avec une voiture, si vous la laissez dans un garage, elle dépérit, surtout si c’est une voiture de course, elle a besoin d’un circuit, comme le violon a besoin de la scène.
Combien y a-t-il de Stradivarius dans le monde ?
Une centaine, environ. Mais il n’y en a qu’une dizaine qui ont le même niveau de qualité sonore que celui-ci. Et peut-être encore moins disposant de toutes les pièces originales en très bon état. Stradivari a vécu 93 ans et il a réalisé environ 2000 instruments, des violons, des violoncelles, des guitares, des harpes… Mais après 300 ans, la plupart de ces instruments se sont détériorés, n’ont plus toutes leurs pièces originales, ou ont disparu.
A quel âge avez-vous commencé à jouer ?
J’ai commencé à étudier le violon à partir de cinq ans, et vers l’âge de dix ans je suis aussi devenu passionné par la lutherie, ce qui est assez normal, un violoniste professionnel est logiquement intéressé par son instrument, comment il a été fabriqué.
Vous avez un luthier particulier ?
Oui, Silvian Rusu, je collabore avec lui depuis des années, comme moi il a étudié à l’étranger, en France, pour moi ce furent les Etats-Unis. Silvian aurait pu rester en France et travailler dix fois plus qu’en Roumanie. Mais comme moi, il préfère vivre ici, même si on se dit parfois que c’est un vrai sacerdoce. D’autant qu’il a dû batailler pour se faire une place. En Roumanie, on estime qu’un jeune luthier ne peut pas être bon, qu’il doit avoir un certain âge. Alors que lui, à la différence de la plupart des luthiers roumains qui sont des autodidactes, a étudié toutes les complexités de ce métier.
Aujourd’hui, vers quelle carrière souhaiteriez-vous vous orienter, celle de soliste ou plutôt en ensemble, vers la musique de chambre ?
L’un n’exclut pas l’autre, je pense même que ces deux variantes se complètent parfaitement. Il s’agit surtout de bien savoir gérer son temps et les concerts. Depuis l’année dernière, je fais partie de l’ensemble Libitum qui existe depuis 23 ans. Ce fut suite à un terrible drame, le violoniste Adrian Berescu, qui avait fondé ce quartet, est décédé dans un accident de moto. Pour moi, la mission était plus que difficile, il s’agissait de remplacer le fondateur d’une part, et faire vivre une formation qui a réussi à ne pas se séparer depuis plus de vingt ans. J’avais auparavant joué plusieurs années au sein d’un trio, mais un trio est un ensemble de solistes, un ensemble extraverti. A la différence du quartet qui est une entité introvertie, une osmose, où il s’agit de combiner des sons divers à la perfection afin d’aboutir à un son unique. En tant que soliste, cela m’aide à écouter davantage les autres instruments. J’arrive mieux à discerner quelle est la voix importante d’un orchestre, et à sentir l’équilibre d’une musique. Contrairement à la musique pop, par exemple, la musique classique ne suit pas un seul tempo, elle est comme notre cœur dont les pulsations sont plus ou moins rapides selon nos émotions. Il s’agit donc de trouver un équilibre, que l’on joue en quartet ou en soliste avec un orchestre. L’idée est de dialoguer, d’interagir et d’accorder diverses sensibilités.
Dans quelle mesure le travail de la technique reste-t-il essentiel après tant d’années de pratique instrumentale ?
Bonne question. On pense trop souvent que si un musicien a une technique parfaite, il a tout ou presque. Or la technique n’est qu’un moyen, ce ne devrait jamais être un but.
Faites-vous encore face à des difficultés d’ordre technique ?
Evidemment, le violon, et le Stradivarius en particulier, offre une quantité immense de possibilités pour faire des erreurs. Au piano ou à la guitare, l’erreur est en quelque sorte simple, au lieu de faire un la, vous faites un si. Au violon, entre le la et le si, il y a une infinité de notes, c’est un instrument qui demande énormément de précision. Il faut toujours s’entrainer, tel un sportif. Quand la partie technique est maîtrisée, on peut alors se concentrer sur l’émotion, la musique en elle-même, c’est-à-dire interpréter une partition et pas seulement la reproduire. Le bagage personnel entre en jeu, la sensibilité du musicien peut enfin s’exprimer en fonction aussi de la scène, des autres instruments, de l’acoustique, de l’énergie que dégage le public.
Vous pensez à quoi quand vous jouez sur scène ?
Difficile de répondre à cette question, car tout dépend en partie de l’endroit où vous jouez. Des images, des pensées diverses viennent en tête, et puis les musiciens autour de vous sont souvent différents. Il est question à chaque fois de réinterpréter, d’une création originale. Car le public attend aussi quelque chose qui lui donnera des émotions nouvelles.
Vous craignez parfois certains passages d’une partition ?
Si je craignais certains passages, je ne monterais pas sur scène. Il ne s’agit pas de technique mais de psychologie. Un musicien doit se sentir en confiance, plus fort qu’un passage, aussi difficile soit-il. La préparation psychologique n’est pas moins importante que la préparation technique. Malheureusement, à l’école roumaine, la partie psychologique n’est pas suffisamment prise en compte. On apprend à penser pendant l’interprétation, mais pas à se préparer mentalement avant de monter sur scène. Certains musiciens demandent à ne pas être dérangés, ils se coupent du monde. Ce n’est toutefois pas ma façon de faire, car cela voudrait dire me couper du monde pratiquement la moitié du temps… J’essaie d’avoir une vie normale, je ne fais pas de régime particulier. Encore une fois, tout est question d’équilibre. Un musicien doit vivre et non pas s’enfermer, sinon, d’où peut-il sortir son interprétation ? Pour revenir à votre précédente question, un musicien est un médiateur entre le public et la pièce qu’il joue, c’est à cela qu’il doit penser, sentir la musique et les émotions qu’elle procure, tout en ayant la tête sur les épaules.
La compétition entre violonistes professionnels est-elle intense ? Comment et pourquoi un violoniste est-il meilleur qu’un autre ?
Il peut y avoir une bonne centaine de candidats pour une seule place dans un orchestre prestigieux, mais personnellement je n’ai jamais eu l’intention d’être un violoniste d’orchestre. Quoi qu’il en soit, l’ambiance entre nous est plutôt relaxée. Et puis tout est relatif. Une interprétation de Tchaïkovski me plaira plus qu’une autre, cela restera subjectif. L’idée est en général de s’imprégner du contexte dans lequel une partition a été créée, d’aller peut-être à contre-courant, d’être original. Quand on fait ce métier, le plus important est selon moi d’être honnête avec soi-même, de faire et de jouer ce que l’on ressent.
Combien de concerts faites-vous par an ?
Une soixantaine, peut-être plus, je ne sais pas exactement.
Et combien d’heures vous jouez par jour
Autant qu’il est nécessaire. Mais le nombre d’heures n’est pas un vrai indicateur, il s’agit d’être efficace dans ses répétitions. Au final, ce qui compte, c’est le moment du concert face au public. Tout dépend aussi du répertoire que vous avez choisi de jouer. Récemment, quand j’ai dû étudier l’intégrale d’Isaïe, je me suis isolé, je suis parti dans un endroit à l’extérieur de Bucarest sans couverture pour les téléphones portables. J’ai joué du matin jusqu’au soir. J’ai également suivi un traitement de kinésithérapie car très vite les violonistes ont souvent d’importants problèmes au dos à cause de la façon dont nous tenons notre instrument.
Votre décision de rester en Roumanie montre votre attachement à ce pays. Qu’attendez-vous pour son futur ?
Le problème est bien là, les Roumains ont toujours tendance à attendre, quelque chose ou quelqu’un. Il faudrait se rendre compte que les choses changeront à partir du moment où chacun d’entre nous fera chaque jour un geste positif, aussi petit soit-il. Il s’agit de respecter à nouveau notre pays. Le communisme nous a fait beaucoup de mal, chacun s’est retranché derrière la porte de son appartement, et nous sommes devenus extrêmement individualistes. La notion d’espace public n’existe plus, si elle a un jour existé. Malgré tout, j’ai décidé de rester. Beaucoup de musiciens sont partis et je les comprends. Ne seraient-ce que les conditions de répétition qu’ils trouvent ailleurs sont à elles seules une bonne raison pour quitter la Roumanie. Pour ne pas partir, il faut tout simplement aimer ce pays, avec ses qualités et ses défauts. C’est de l’ordre du sentimental.
Propos recueillis par Laurent Couderc (novembre 2012).