Entretien réalisé le dimanche 9 juin en fin d’après-midi, par téléphone et en français.
Présenté en Séances spéciales au dernier Festival de Cannes, le film Nasty revient sur la carrière et la personnalité de Ilie Năstase. À quelques jours de sa présentation au prochain TIFF de Cluj, le critique Victor Morozov décortique cet hommage au premier numéro un mondial de l’histoire du tennis…
Qu’est-ce que le film Nasty apporte de nouveau sur le champion et la personnalité de Ilie Năstase ?
Le tennis en soi est un sujet très télégénique. Cependant, le noyau dur du film ne se situe pas autour du joueur. Bien sûr, il en ressort que Năstase était très talentueux et qu’il a un temps dominé le circuit en remportant d’importants tournois, dont Roland-Garros. Mais Nasty essaie surtout de mettre en avant son côté hors norme qui détonnait dans le paysage de l’époque. Ilie Năstase n’était pas poli et il était assez fantaisiste, c’est le côté sulfureux du personnage qui plaît. Dans le film, Yannick Noah dit notamment qu’il était « authentique ». C’est ce que racontent la plupart des personnes interrogées, Năstase incarne une période de l’histoire de ce sport qui est révolue, quand un joueur pouvait faire comme bon lui semblait sur le terrain et en dehors du court. John McEnroe raconte même qu’il se sentait inférieur à Năstase dans le registre du sale caractère. Mais il y a aussi ce passage gênant où il passe sa main dans la coupe afro d’Arthur Ashe en poussant des cris de singe. Ce moment est embarrassant, bien que l’extrait soit sauvé par le montage. Le joueur en ressort même glorifié, comme s’il était excusé parce que bon, voilà, c’était l’époque…
En quoi est-ce un film documentaire plutôt atypique pour le cinéma roumain ?
Il l’est, effectivement, d’autant que le genre a une histoire assez récente en Roumanie. Les trois réalisateurs de Nasty – Tudor Giurgiu, Cristian Pascariu et Tudor D. Popescu, ndlr – ont avant tout essayé de faire un film accessible et populaire dans l’idée d’attirer les spectateurs. Le choix de Năstase va dans ce sens, il a une image sulfureuse en Roumanie ; l’individu et ses choix de vie divisent beaucoup. Il y a aussi cet enchaînement de séquences d’archives assez variées mais très consensuelles, et des entretiens avec lui aujourd’hui, des interviews de personnalités, etc. Tout cela dessine un portrait convenu qui, d’ailleurs, colle plutôt bien avec le festival de Cannes, souvent vitrine de documentaires sur des figures emblématiques du sport, je pense notamment au précédent film sur Maradona. Năstase est non seulement une figure importante du sport mais un véritable personnage de show-biz. Ceci étant, personnellement, je trouve dommage que le film verse trop dans l’hommage superficiel. C’est là son paradoxe, il essaie de glorifier le côté mauvais garçon de Năstase mais reste trop en surface. Il ne fait qu’effleurer ses rapports avec les femmes, ses choix lorsqu’il était engagé politiquement, ou encore ses comportements racistes. La plupart des interviewés sont des hommes célèbres, Rafael Nadal, Boris Becker, Mats Wilander, tous élogieux envers le champion. Il y a seulement deux femmes qui interviennent, et elles aussi semblent l’admirer. Il aurait été intéressant d’explorer jusqu’au bout le côté sulfureux d’un joueur qui a souvent agi en toute impunité.
Que dit ce film de la Roumanie d’aujourd’hui ?
Je dirais qu’il participe de cette vision très conservatrice qui a le vent en poupe actuellement dans le pays. Je n’ai aucun problème avec le fait que ce soit un film commercial, c’est juste qu’il met en avant un héros qui est parvenu à s’extirper de la torpeur communiste de manière presque mystique, sans guère en expliquer les ressorts. En s’imposant à l’Ouest, Năstase a renforcé la bonne image du pays à l’extérieur, contribuant à faire de cette époque une sorte d’âge d’or pour la Roumanie. Tout cela est montré sans discours critique, c’est gênant car passéiste et conservateur. Il y est fait l’éloge d’un monde où il était possible de s’exprimer librement quitte à dire toutes les bêtises du monde. Ou encore de s’en prendre aux autres de manière haineuse sans crainte de poursuites. Il y a une sorte de décalage entre ce personnage charismatique et même ingénieux, touchant car difficilement soupçonnable de mauvaises intentions, et une Europe de l’ouest progressiste. Deux mondes qui se télescoperaient toujours. Selon moi, le film sert une narration au service des grands dirigeants et personnalités roumaines du passé, comme le font les nationalistes en ce moment. Et Cannes a validé cette vision. On est face à la même histoire, à ce regard colonial posé sur un animal étrange venu de loin pour faire son cirque. Sans le vouloir, le film cultive ce décalage et conforte certains préjugés.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.