Entretien réalisé le lundi 16 septembre dans l’après-midi, en roumain et en visioconférence (depuis Paris).
Passé soviétique, guerre en Ukraine, rapport à la langue russe… Aperçu des thématiques de la scène littéraire moldave avec Tatiana Țîbuleac, écrivaine née à Chișinău qui vit aujourd’hui en France…
Comment décririez-vous la littérature moldave d’aujourd’hui ?
Selon moi, la littérature moldave fait partie intégrante de la littérature roumaine. Je me présente d’ailleurs comme écrivaine roumaine, et même s’il existe des influences russes dans la littérature moldave, je ne pense pas que celle-ci soit à part. Bien sûr, les sujets diffèrent, notamment concernant les questions identitaires et le passé soviétique qui sont moins importants en Roumanie, alors que de notre côté, nous sommes nés entre deux langues et deux cultures. Revenir à une langue roumaine correcte et cursive a été un processus compliqué. Mais je suis ravie de voir que désormais, il y a des événements littéraires roumains qui ont aussi lieu à Chișinău, comme le Bookfest et FILIT, avec des éditions locales*. Je crois en la littérature vivante, à la rencontre entre l’auteur et les lecteurs. Par ailleurs, je voudrais mentionner qu’il existe une poésie vibrante en Moldavie. Les poètes sont très divers et plus jeunes que les prosateurs. Je peux citer quelques noms de jeunes auteurs de romans, comme Emanuela Iurkin ou Alexandru Bordian, mais dans la poésie, ils sont encore plus nombreux. Je pense que c’est dû au fait qu’il y a plus d’ateliers de poésie, et que la poésie est plus accessible et aussi plus instantanée que l’écriture d’un roman.
* Le Bookfest, le salon international du livre, a lieu chaque année à Bucarest. Et depuis trois ans, il s’exporte aussi à Chișinău. Le FILIT, le Festival international de littérature et de traduction de Iași, a également son homologue à Chișinău, dont la deuxième édition aura lieu du 26 au 29 septembre.
Quels sont les sujets abordés par la nouvelle génération d’auteurs ?
La prose des jeunes Moldaves est très différente de celle de la génération antérieure. Ils parlent davantage de migration, de pauvreté, de la guerre en Ukraine, de trouver un travail et un mode de vie décents. Alors que ma génération va plutôt écrire sur le communisme et le post-communisme. Personnellement, je m’intéresse aux déportations, au trauma transmis de générations en générations. Mes grands-parents ont été déportés en Sibérie et ma mère est née là-bas. J’aimerais traiter de ce genre d’histoire dans un prochain texte. Selon moi, nous n’avons pas suffisamment abordé le passé soviétique et confronté nos traumas. Ce n’est que récemment que des livres sur les déportations et la famine orchestrées par le régime soviétique ont été publiés en Moldavie*. Il y a une prise de conscience, surtout depuis le début de l’invasion russe en Ukraine qui nous pousse à nous confronter à ce passé. Nous nous sommes rendu compte que mettre ces sujets sous le tapis a fait plus de mal que de bien. Bien sûr, on ne peut pas obliger quelqu’un à écrire sur ces thématiques, il faut que ça vienne d’un désir de l’auteur, de ce qui le brûle à l’intérieur.
* Selon les estimations, sur une population de 3,2 millions d’habitants, 550 000 Moldaves ont été déportés entre 1941 et 1948, et environ 150 000 sont morts suite à la famine de 1946-1947 provoquée par les réquisitions du régime soviétique.
Quel est le rapport à la langue russe ?
Il existe encore une scène littéraire russe importante en Moldavie. Je pense notamment à Vladimir Lortchenkov qui a été traduit en français. Dans mon cas personnel, j’ai grandi à Chișinău, où, dans les années 1980, on entendait le russe partout. Et même si j’écris mes livres en roumain, il y a beaucoup de références à la langue et à la culture russes, notamment dans Le Jardin de verre (Éditions des Syrtes, 2020, ndlr), ce que j’ai fait intentionnellement. Maintenant, avec la guerre en Ukraine qui nous affecte directement, il est clair que la période est compliquée pour ceux qui tiennent à la culture russe. Mais selon moi, nous devons faire une distinction entre la politique et la culture, bien que cela soit évidemment difficile alors que la guerre continue. Je ne peux pas supprimer la langue russe de ma vie, mais je fais attention à ce que je lis, quels intellectuels russes je considère comme exemplaires, car là aussi, ça a changé. Je souhaite juste que la guerre se termine, ensuite on verra.
Propos recueillis par Marine Leduc (16/09/24).
Note :
Autre ouvrage de Tatiana Țîbuleac : L’été où maman a eu les yeux verts (Éditions des Syrtes, 2018), également traduit du roumain par Philippe Loubière.