Entretien réalisé le mardi 17 septembre en fin d’après-midi, par mail et en roumain (depuis Cluj-Napoca).
Suite à la publication récente d’un rapport de l’Institut national des statistiques (INS) sur les conditions de vie des Roumains pour l’année 2023*, Gabriela Bodea, professeur d’économie à l’université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca, fait le point sur les carences et les options possibles…
Selon l’INS, ces dernières années, les conditions de vie des Roumains ne se seraient pas améliorées, bien au contraire…
C’est exact. Mais en premier lieu, je voudrais préciser que le coût de la vie diffère non seulement d’un pays à l’autre, mais aussi d’une région à l’autre à l’intérieur d’un même pays. Une grande partie des foyers roumains sont des personnes célibataires, souvent âgées. L’analyse de la structure des dépenses de consommation permet de voir que plus d’un tiers de celles-ci sont consacrées à des produits agroalimentaires et à des boissons non alcoolisées. Et ce qui est dédié aux dépenses de type électricité, gaz, ou encore entretien du logement prend une part de plus en plus importante dans le budget des ménages. Par ailleurs, de nombreuses familles sont confrontées à des difficultés croissantes causées par les catastrophes naturelles, comme les inondations récentes, et la mauvaise qualité de leur logement, notamment en milieu rural. À cet égard, la culture de la propriété privée dans un pays comme le nôtre, contrairement à d’autres pays européens où une part significative de la population préfère louer, montre ses limites ; gérer son patrimoine devient de plus en plus difficile, notamment dans un contexte d’inflation – une inflation qui a atteint 5,3% au mois d’août, soit l’un des taux les plus élevés au sein de l’Union européenne, ndlr. Le manque d’éducation financière des Roumains, leur incapacité à rembourser les prêts, ou encore leur refus de souscrire à une assurance pour leur logement constituent aussi des facteurs aggravants.
Toujours selon l’INS, la plupart des Roumains déclarent qu’ils devront emprunter en cas d’urgence médicale. Le système de santé se privatise de plus en plus, et l’État ne consacre qu’environ 6 % du PIB à la santé, contre 11% en moyenne dans l’UE. Comment rectifier le tir ?
Effectivement, et l’INS montre aussi que le taux de pauvreté relative – calculé en comparaison au revenu médian, ndlr – s’élevait, en 2023, à 21,1 %, soit l’un des plus élevés au sein de l’UE. La privation matérielle a été ressentie de manière aiguë par une partie substantielle de la population dépourvue du minimum nécessaire pour une vie décente. L’une des solutions serait d’augmenter la productivité du travail. En effet, il ne suffit pas que la Roumanie soit l’un des pays européens où l’on passe le plus d’heures au bureau, à l’usine ou dans les champs, il faut aussi créer de la valeur. Or, on est loin du compte. Selon Eurostat, toujours en 2023, le pays se situait à 84,2 % de la moyenne de l’UE en termes de productivité par personne et par heure travaillée, bien loin de l’Irlande, la championne, qui a un taux de 200% par rapport à la moyenne européenne. Au Luxembourg, c’est 150 %, en Belgique 130 %, en Autriche 114 %… Autre piste : modifier la fiscalité. Les contributions au budget sont trop inégales et ne favorisent pas le travailleur moyen. Une troisième solution consisterait à renforcer l’apport de la technologie au sein des entreprises et des institutions, cela de manière encore plus innovante. Et enfin, vous y avez fait référence, un aspect fondamental : investir dans la santé et l’éducation en augmentant de façon substantielle les budgets alloués afin de ne plus être en queue de peloton dans ces domaines essentiels. D’autant que l’espérance de vie dans notre pays est l’une des plus faibles de l’UE.
La numérisation forcée de l’économie est-elle la solution pour améliorer la collecte des impôts et réduire l’économie souterraine ?
La numérisation fait partie des mesures que les gouvernements ne peuvent imposer que progressivement, en particulier dans des pays où la culture numérique de la population laisse à désirer, et où la réticence aux nouveautés est grande. Chez nous, des efforts ont été consentis, bien qu’ils ne concernent pas encore l’ensemble de la population. Il faut continuer et rendre tout cela plus efficace, notamment au sein des agents économiques, sans oublier les institutions. Les opportunités de la numérisation sont réelles, mais elles doivent être réalistes. Pour numériser l’économie, il ne suffit pas d’avoir une bonne logistique, il faut aussi et avant tout enseigner et former sur les compétences numériques. Enfin, rappelons que la fiscalisation complète de l’économie est difficile et improbable, et ce, quel que soit le pays en question. Même si davantage de cohérence serait évidemment la bienvenue.
Propos recueillis par Carmen Constantin (17/09/24).