Ştefan Bănică est sans doute l’artiste roumain le plus populaire, très aimé d’un public fidèle. Ses concerts font salle comble depuis des années. Mais il est d’abord acteur, et surtout un comédien de théâtre qui a joué les plus grands classiques, de Shakespeare à Tchékhov. Au Théâtre de la comédie (Teatrul de comedie), il interprète Khlestakov dans Revizorul (Le réviseur), de Nicolas Gogol, et Trigorin dans Pescăruşul (La mouette), de Anton Tchékhov, une première au Théâtre de la comédie depuis 2013. Des rôles taillés sur mesure, où l’on découvre un comédien sensible et très juste.
Regard : Comment vous définissez-vous ? Acteur, chanteur ?
Ştefan Bănică : Je suis avant tout acteur, j’ai terminé la faculté de théâtre en 1990 après quatre années d’études. A l’époque, nous n’étions que huit étudiants par promotion, je fais partie de la première génération dite libre. Car jusqu’en 1990, une loi obligeait de faire des stages en province pendant trois ans après avoir terminé la faculté. Le côté positif de ce modèle est que tous les jeunes comédiens jouaient beaucoup, dans tous les théâtres du pays. Jusqu’à ce qu’une opportunité permette à certains d’entre eux de monter sur les planches des grandes scènes de Bucarest, ce que nous espérions tous, et de côtoyer des acteurs et des metteurs en scène de renom. Après 1990, ces stages en province ne furent plus obligatoires, j’ai donc pu directement me présenter aux concours pour être embauché dans les théâtres bucarestois. Aujourd’hui, cela fait vingt-quatre ans que je suis comédien de théâtre ; ces onze dernières années, je joue au Théâtre de la comédie (Teatrul de comedie, ndlr). Mais j’ai d’abord commencé au théâtre Bulandra pendant environ treize ans, où mon père a joué ; il fut et reste un très grand comédien de ce pays. Au théâtre Bulandra, j’ai connu des metteurs en scène extraordinaires, tels Liviu Ciulei. Sous sa direction, j’ai notamment joué Démétrius dans Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Melchior dans L’éveil du printemps de Vedekind, et Laertes dans Hamlet.
Votre passion pour la musique s’est développée de façon parallèle à votre carrière de comédien ?
Oui, en quelque sorte. Mais au début des années 1990, le public avait du mal à accepter un acteur « total » sur le modèle occidental qui, en dehors du cinéma et du théâtre, pouvait aussi chanter dans un groupe, jouer dans un musical, etc. Il ne pouvait pas le « fixer » dans un registre clair. La comédie, faire de la revue théâtrale, du divertissement, c’était accepté. Mais venir avec ses propres compositions musicales et espérer arriver au top, c’était étrange. Alors que de mon côté, j’ai été très vite attiré par des artistes comme Barbara Streisand, actrice fabuleuse mais également grande chanteuse, ou bien Frank Sinatra, Dean Martin. Selon moi, être acteur est la base de toutes les autres branches artistiques. De fait, je conçois mes concerts comme des structures théâtrales. Au commencement de ma carrière, ces idées préconçues du public m’ont affecté, mais ensuite, cela n’a plus été un problème. Le déclic s’est produit à partir de 2000. Je me suis alors dit que je devais faire les choses comme j’en avais envie, sans trop me poser de questions. Aujourd’hui, j’ai composé et chanté plus de 100 morceaux, et j’ai sorti quinze disques d’auteur. Au début, j’étais très attiré par les années 1950, le rock’n’roll classique, de Bill Haley à Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, en passant par Chuck Berry. Ma musique reste influencée par l’esprit rock’n’roll, mais avec le temps, je la définirai désormais plutôt comme du pop-rock, un pop-rock qui garde une influence rock’n’roll.
Comment êtes-vous devenu populaire ?
Suite à un film sur l’adolescence, Les lycéens (Liceenii, ndlr), sorti en 1986. Ce film a eu un succès énorme, c’est devenu un phénomène social pour les jeunes des années 1980 en Roumanie. C’était très étrange, car je vivais comme tout le monde, dans un appartement de deux pièces sans chauffage ; les années 1980 furent les plus dures du régime communiste. Mais être très connu à 18 ans fut pour moi un grand pas. Car comme j’étais au début de ma carrière, je risquais, en tant que comédien, de rester dans l’ombre de mon père, Ştefan Bănică, un acteur extrêmement populaire. Non seulement je porte le même nom que lui, mais il fut très difficile pour moi de me faire entendre. Grâce à ce film donc, j’ai enfin pu me faire connaître, ce fut mon certificat de naissance artistique aux yeux de ma génération. Je suis devenu Ştefan Bănică junior, je n’étais plus le fils de Ştefan Bănică.
Quel souvenir avez-vous des années 1990 ?
J’ai fait beaucoup de choses très diverses. J’ai notamment formé un couple d’artistes avec ma collègue actrice Emilia Popescu dans des shows télé de divertissement, où l’on caricaturait toute sorte de personnages réels ou inventés. On dansait, on chantait sur le modèle du spectacle de revue roumain, mais aussi du cabaret. Ce couple a duré dix ans sur le petit écran, et il continue au théâtre, où nous avons toujours du plaisir à jouer ensemble. De façon parallèle, j’ai poursuivi ma carrière de comédien et j’ai continué les concerts. Aujourd’hui, en tant que comédien de théâtre, j’avoue que je me sens comblé. Après cette expérience fabuleuse avec Liviu Ciulei, l’un des plus grands metteurs en scène au monde, j’ai eu la chance d’interpréter les personnages que tout comédien souhaite jouer : Feste, le bouffon dans La douzième nuit de Shakespeare, Billy Flynn dans le musical Chicago, Khlestakov dans Le réviseur, pièce que je joue depuis sept ans au Théâtre de la comédie, puis Trigorin dans La mouette de Anton Tchékhov. Et surtout, la pièce qui fut pour moi sans doute la plus importante, Qui a peur de Virginia Wolf ? d’Edward Albee, où j’ai interprété George, rôle joué par Richard Burton dans le célèbre film éponyme.
« Je suis attaché à la Roumanie, j’en suis fier, et je voudrais qu’elle soit mieux respectée à l’étranger, et pas seulement jugée, trop souvent, malheureusement, sur des apparences »
Et le cinéma ?
J’ai des propositions intéressantes, j’attends qu’elles se concrétisent cette année. En Roumanie, il y a deux types de films : ceux qui sont pour l’export, et ceux pour « usage interne ». Parmi les cinéastes qui ont réussi à l’étranger, j’apprécie particulièrement Cristian Mungiu.
Revenons à la musique, aujourd’hui vos concerts font salle comble, notamment ceux que vous organisez au moment de Noël, où il vous faut parfois rajouter des soirs…
Cela fait effectivement treize ans que je me produis à Sala Palatului, la plus grande salle de spectacle du pays. En 2008, nous avons joué sept soirs d’affilée, un record national, devant plus de 30.000 spectateurs qui ont payé leur place. Au total, j’ai fait 51 concerts de Noël « sold out ». A ce sujet, je voudrais souligner qu’en Roumanie, il y a un déséquilibre entre les concerts gratuits en plein air et les concerts payants. Indifféremment du prix des places, je trouve qu’il est normal de payer pour voir un artiste sur scène, c’est une question de respect. A Paris, il y a quelques années, je me rappelle que seules deux manifestations gratuites en plein air étaient autorisées chaque année, seulement deux. Ici, les concerts gratuits sont trop nombreux, et on fait croire au public que c’est normal. Mais cela ne l’est pas, on est rentré dans un cercle vicieux. Me concernant, je suis privilégié car les gens paient pour voir mes concerts, comme c’est le cas dans n’importe quel pays civilisé. Mais je me dois de soulever ce problème, de tirer le signal d’alarme.
Comment faites-vous pour durer ? On ressent beaucoup d’amour entre vous et votre public…
Je crois que cela est dû en partie à mon « héritage familial ». Mon père était très aimé et il m’a appris à respecter mon travail et le public. A partir du moment où vous respectez votre public, vous vous respectez vous-même. Pour moi, être sur scène veut dire donner des émotions. C’est l’essence de ma profession. Et j’ai la chance d’avoir un public très varié, qui va des enfants aux grands-parents. Je ressens une grande joie quand je vois des milliers de personnes qui chantent avec nous, ceux qui sont sur scène, indépendamment de leur âge.
Je voudrais revenir sur votre popularité, pourquoi donnez-vous très peu d’interviews à la presse ?
Tout simplement parce que l’image de la presse en Roumanie, aux yeux du grand public, est celle d’une presse à scandales, le modèle tabloïd étant promu de façon excessive notamment par les télévisions. Je n’aime pas parler de ma vie personnelle car selon moi, un artiste a de la valeur en fonction de ce qu’il fait sur scène, pas à la maison. Et pas en faisant un petit cirque de sa vie personnelle. Malheureusement, la plupart des chaînes de télévision ne sont intéressées que par ça, ceux qui y travaillent sont médiocres et n’ont même pas de qualification claire. De plus, ma responsabilité en tant que père est de montrer à mes enfants qu’il existe d’autres options, des gens intéressants, talentueux, qui ne sont pas uniquement obsédés par l’audimat. Ils pourront alors choisir librement ce qu’ils veulent lire ou regarder.
Que pensez-vous de la jeunesse roumaine actuelle ?
Chaque nouvelle génération est un pas en avant, et nous avons en Roumanie des jeunes très talentueux. Ceci dit, il existe le risque que beaucoup d’entre eux se perdent s’ils n’arrivent pas à discerner ce qui est bien dans la quantité énorme d’informations qu’Internet leur propose aujourd’hui. Avant, sous le communisme, trouver un livre, un film ou un disque qui ne servait pas l’idéologie du parti n’était pas simple, mais cela donnait de la valeur à l’objet et à l’œuvre. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, évidemment pas, mais actuellement, il n’est pas étonnant que ces jeunes, perdus face au nombre étourdissant de médiocrités qui les entourent, se tournent vers de mauvais modèles. Mais je suis certain que la nouvelle génération aura enfin son mot à dire pour le futur de notre pays. J’ajouterai que la Roumanie est un pays magnifique. J’y suis attaché, j’en suis fier, et je voudrais qu’il soit mieux respecté à l’étranger, et pas seulement jugé, trop souvent, malheureusement, sur des apparences.
Vous avez encore des rêves ?
Evidemment. Mais avec l’âge, j’ai appris à apprécier les choses vraiment importantes. J’ai accompli mes rêves d’enfance. J’ai la chance de pouvoir vivre de ma passion, un métier que j’aurais fait même gratuitement, et j’ai deux enfants merveilleux. Et quand le public part ému de l’un de mes spectacles, que ce soit un concert ou une pièce de théâtre, j’ai de nouveau réalisé mon rêve.
Propos recueillis par Laurent Couderc (mars 2014).