Le cœur et les oreilles s’emplissent du silence. La nuit, on croirait presque entendre les étoiles scintiller. Ici, entre les massifs de Bucegi et Piatra Craiului, au cœur des Carpates, le monde vit dans un univers sonore où les sons mécaniques n’ont pas recouvert les sons des êtres vivants : les cloches des troupeaux tintinnabulent sur le versant des montagnes, les poules caquètent dans les cours et sur les routes de terre, le trot rythmé des chevaux a remplacé le moteur des voitures. Dans la journée, l’air n’est pas fendu par le bruit des sirènes ou le grondement des tramways mais par le pépiement enjoué des oiseaux et le bruit des haches qui taillent en bûches le bois de chauffage. Le corps trouve alors une respiration nouvelle, les oreilles semblent soudain plus sensibles, notre esprit plus à l’écoute. Soudain, on a envie de prendre du temps pour s’allonger sur l’herbe, fermer les yeux et écouter, laisser l’esprit s’évader, flotter sur les sommets enneigés, pour rêver tout simplement. La descente et le retour vers la ville pourraient créer un choc mais au contraire, en revenant, les petits tracas ne semblent plus si importants, on ne sent plus le besoin de s’énerver dans un embouteillage, l’esprit s’envole vers les montagnes et on se met à sourire au lieu de râler. La respiration des jours précédents, ce temps dit « non productif », a fait naître une sérénité différente qui nourrit le quotidien, au moins quelques jours.
« Aujourd’hui, la société attend que tu fasses toujours quelque chose. Même le week-end, il faudrait empiler les activités, enchaîner visite au musée, concert, s’entasser dans les centres commerciaux, éviter les temps morts mais moi je revendique le droit de ne rien faire, la nécessité de m’allonger sur le canapé ou dans le jardin et de laisser mon esprit rêvasser », me disait une écrivaine italienne rencontrée aux Pays-Bas.
Parfois, on se sentirait presque coupable de prendre une respiration. Pourtant, la définition même du mot devrait nous déculpabiliser : « processus qui permet d’approvisionner l’organisme en oxygène et de le débarrasser du dioxyde de carbone. » S’arrêter, prendre le temps de respirer nourrit et permet simultanément d’expulser le superficiel et l’inutile.
« Longtemps, je me suis sentie coupable de ne pas travailler assez vite, de peindre peu de toiles dans une année », raconte Codruţa Cernea, jeune artiste roumaine dont une œuvre vient d’être sélectionnée par la Fondation Benetton pour illustrer les tendances de l’art contemporain dans le monde. « Puis, en travaillant sur un projet qui comprend des expositions régulières, à intervalles rapprochés, j’ai compris qu’il est important de prendre du temps pour faire mûrir un tableau et créer une œuvre plus profonde. » Prendre le temps pour gagner en profondeur, en substance. Des villages du delta du Danube où l’on ne peut arriver qu’en bateau aux hameaux solitaires des Carpates, en passant par le jardin d’été inattendu et bohême du café Eden à Bucarest, la Roumanie nous offre des espaces pour ne pas oublier de respirer.
Isabelle Wesselingh est l’ancienne chef du bureau de l’Agence France-Presse à Bucarest (mars 2014).