Entretien réalisé le mardi 17 juin dans l’après-midi, à Bucarest et en roumain.
Silviu Istrate, plus connu sous le nom de Silviu Faiăr, est un créateur de contenu sur les réseaux sociaux. Pendant la période électorale récente chamboulée par l’influence de TikTok, l’homme de 29 ans est devenu une référence pour ses publications. Il revient sur cette dépendance à la plateforme chinoise, utilisée par près d’une personne sur deux en Roumanie…
Selon les derniers chiffres, environ 8,5 millions de personnes âgées de plus de 18 ans en Roumanie utilisent TikTok, soit la moitié de la population adulte, le plus haut taux de l’Union européenne. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Je ne suis pas sociologue, je ne peux donc pas trop vous donner une explication scientifique, mais de mon expérience en tant que créateur de contenu sur les réseaux, j’ai identifié trois raisons. La première, et la plus historique, est que la Roumanie a eu très tôt accès à un internet bon marché et très rapide. Il y a encore quelques années, nous dominions les classements européens en termes de débit et de prix d’internet. Selon moi, c’est ce qui nous a permis d’être parmi les premiers à adopter la plupart des plateformes sociales. Deuxièmement, cela tient au fonctionnement de TikTok en lui-même qui est facile d’accès, produit du contenu rapide et généralement agréable, et fait donc oublier le temps qui passe. Dans les zones rurales et les petites villes où il n’y a pas d’investissement dans la culture et le divertissement, on reste beaucoup de temps sur ces plateformes qui permettent aussi de retrouver un sentiment de communauté. Les personnes âgées et les membres de la diaspora notamment ont tellement besoin de cette sensation de communauté, ils la trouvent sur TikTok. C’est ce qui fait la différence avec d’autres pays, comme la France et l’Allemagne, où le réseau social est plutôt utilisé par les adolescents et les jeunes. Ici, on y retrouve toutes les tranches d’âges, avec des utilisateurs aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines. Ma grand-mère octogénaire est elle-même sur TikTok… Et elle est accro, au point où elle n’arrivait plus à dormir la nuit. Enfin, et dernier point, je pense que le manque d’éducation, notamment d’éducation aux médias, joue aussi en faveur de cet engouement pour TikTok qui propose des vidéos en boucle. Pour beaucoup de Roumains de plus de 40 ans, s’informer a toujours signifié d’allumer la télévision. Alors ils pensent que TikTok fonctionne de la même façon, qu’il suffit de regarder des vidéos de manière passive pour être informé. Et vu le manque d’éducation aux médias et à l’information, beaucoup croient que tout ce qui y est dit est vrai.
Pourquoi TikTok est-il si addictif par rapport à d’autres plateformes ?
C’est une plateforme très bien conçue ; elle vous donne de la sérotonine de façon instantanée et cette sensation de faire partie d’une communauté. Son algorithme a révolutionné le monde des réseaux sociaux. Jusqu’à l’arrivée de TikTok, il n’existait pas vraiment d’algorithme capable de deviner aussi précisément ce que vous aimez et ce que vous voulez consommer, de manière presque magique. Vous ouvrez TikTok et, soudain, vous découvrez des infos sur ce qu’il se passe dans votre ville, ce que font vos amis, etc. Il y a quelque chose de très innovant, avec un algorithme puissant qui fonctionne de façon assez opaque. Sans oublier toute la machinerie économique derrière, évidemment. Grâce nos mentions « J’aime » et à nos commentaires, nous fournissons à TikTok des informations cruciales qui lui permettent d’analyser notre cerveau, en quelque sorte. Des données qu’il n’a plus qu’à rassembler pour trouver la prochaine solution qui nous maintiendra rivés à nos écrans. Ceci afin que nous consommions un maximum de contenu, donc de publicité, et c’est ainsi que l’entreprise prospère en bourse. De mon côté, j’ai commencé à utiliser TikTok dès 2018, peu de temps après son arrivée en Europe. À l’époque, il n’y avait que des vidéos d’adolescents, plutôt innocentes, et pas de contenu politique. Aujourd’hui, je fais de gros efforts pour passer le moins de temps possible sur les réseaux, TikTok en particulier. Il est évident qu’il s’agit d’une addiction. Mais en tant que créateur de contenu, je suis face à une sorte de conflit interne ; je suis obligé de consommer les publications sur les réseaux sociaux pour pouvoir ensuite les commenter. Par exemple, j’ai réalisé de nombreuses vidéos pour déconstruire toutes ces théories du complot qui pullulent sur TikTok. Mais pour les connaître, je dois bien être sur la plateforme. En tout cas, je recommande absolument à tout le monde de réduire autant que possible sa consommation de TikTok et de toutes ces plateformes très axées sur la vidéo.
Comment voyez-vous le rôle des influenceurs et des créateurs de contenu comme vous dans la société ?
Je pense que personne ne sait ni ne peut définir quel rôle ou quelles responsabilités un créateur de contenu devrait avoir dans le monde actuel. Ceci dit, personnellement, je pense qu’il doit y avoir une responsabilité de ma part concernant les informations que je diffuse. Je collabore avec une journaliste pour vérifier les informations que je reçois ou envoie, car je suis aussi sujet à des émotions, j’ai parfois envie d’insulter quelqu’un, de dire des choses peut-être exagérées sur un homme politique, etc. Il y a toutes sortes de créateurs de contenu sur les réseaux, et certains pensent que les influenceurs ne devraient avoir aucune responsabilité, que leur seule responsabilité devrait être de faire ce qu’ils savent faire de mieux, que ce soit de divertir ou d’informer. Personnellement, je pense qu’en tant que créateur de contenu avec un public large, vous avez une responsabilité similaire à celle d’une chaîne de télévision ou d’une station de radio. J’ai toujours soutenu une législation pour encadrer l’environnement numérique sur le modèle de celle mise en place pour la télévision ou la radio. Les élections roumaines ont été un bon exemple, elles nous ont montré à quel point internet était devenu une sorte de Far West qui, au nom de la liberté d’expression, peut propulser l’extrême droite au second tour d’une présidentielle.
Propos recueillis par Marine Leduc (17/06/25).