Entretien réalisé le vendredi 31 janvier dans l’après-midi, par visioconférence et en roumain.
Oana Dragulinescu est la fondatrice et présidente du Musée de l’Abandon (Muzeul Abandonului), un musée virtuel qui documente le phénomène massif de l’abandon et des orphelinats en Roumanie pendant la période communiste et jusqu’aux années 2000. Dans cet échange, elle parle d’une « blessure » encore ouverte pour la société roumaine…
Comment vous est venue l’idée d’un musée virtuel sur l’abandon ?
J’ai travaillé dans le journalisme puis la communication, notamment avec des ONG qui s’occupent de la protection de l’enfance. Cela m’a amené à connaître la problématique de l’abandon. Je me suis alors rendu compte que la société roumaine n’aborde pas ce sujet, ne sait pas à quel point ce fut un phénomène important, et l’est encore aujourd’hui. Le passage du communisme à la démocratie a signifié non seulement une fracture d’identité sociale, mais aussi de mémoire. Il y a des choses qu’on a voulu mettre sous le tapis. C’est le cas des enfants abandonnés et institutionnalisés. Au début des années 1990, juste après la Révolution, les images terribles des enfants dans les « cămine- spitale » (foyers-hôpitaux, ndlr), où étaient traités ceux considérés comme irrécupérables, ont fait le tour du monde et ont montré la façon dont la Roumanie se rapporte aux enfants. C’est en effet un sujet très dur, et c’est précisément la raison pour laquelle, en trente-cinq ans, il n’y a presque pas eu d’enquêtes. Même les initiatives qui se sont occupées de l’archive des Mémoires du communisme n’ont pas abordé la situation des enfants. C’est pourquoi, en 2021, j’ai souhaité créer un espace afin de mettre en lumière ce phénomène, à travers un lieu culturel et muséal. Le Musée de l’Abandon est né comme ça, avec une équipe interdisciplinaire : historiens, anthropologues, ainsi que des personnes qui travaillent dans la communication et l’exploration numérique, car il s’agit d’un musée avec une interface numérique. Nous avons réussi à réunir une archive consistante avec près de 20 000 documents. Et c’est aussi un musée participatif ; on reçoit beaucoup de témoignages de ceux qui sont passés par l’expérience de l’abandon. Nous pensons qu’une médiation est nécessaire entre la société roumaine et cette partie des Roumains qu’on ne voit pas. Ceux qui, à partir de 1966 jusqu’à aujourd’hui, ont été abandonnés.
Quelle a été l’ampleur du phénomène de l’abandon ?
J’utilise le repère historique de 1966 car il s’agit de l’année du Décret 770 qui a interdit l’avortement et la contraception. Suite à ce décret, il y a eu une explosion des naissances, ce qui était le plan de la politique ultra-nataliste du régime communiste. La Roumanie est ainsi passée de 16 millions à 20 millions d’habitants dans les années 1980. Parallèlement, le taux d’abandon d’enfants a aussi énormément augmenté, car les familles ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins, et la société n’a pas pu les soutenir ni gérer le phénomène. L’État a alors construit de plus en plus d’institutions d’accueil. On parle d’une trentaine de foyers-hôpitaux, avec des conditions sommaires et un taux de mortalité de 50 à 80%. Pour les orphelinats, il est difficile de connaître le nombre exact, mais nous avons différentes listes qui recensent entre 400 et 700 établissements. Quant au nombre d’enfants dans ces orphelinats, là aussi, il est compliqué d’avoir des données exactes car beaucoup d’archives de la période communiste ont disparu ou ont été détruites. Fin décembre 1989, le gouvernement transitoire parlait de 100 000 enfants qui se trouvaient, à ce moment-là, dans ce genre d’institutions, mais en ne comptant que ceux âgés de 3 à 18 ans. Il y avait aussi environ 50 000 enfants dans les foyers-hôpitaux, pour lesquels il n’y avait pas d’autres solutions, et qui avaient entre 0 et 3 ans. Au total, entre 1966 et la fin des années 2000, on pense qu’il y a eu environ un demi-million d’enfants abandonnés, mais cela reste des estimations.
Vous parlez de « blessure » pour la société roumaine…
Effectivement. Beaucoup d’enfants ont grandi dans ces institutions, que ce soit pendant ou après la période communiste, car ce système n’a pas changé du jour au lendemain. D’ailleurs, dès le début des années 1990, plusieurs ONG françaises ont fait des efforts extraordinaires pour « désinstitutionnaliser » ces enfants en les ramenant dans des espaces plus humains et plus proches du milieu familial. Il s’agit d’une blessure immense car la manière dont ces enfants ont été traités, surtout dans les foyers-hôpitaux, est similaire à ce qu’il se passait dans les camps de concentration ; ils n’avaient aucun programme de rééducation physique ni d’instruction. Ils étaient victimes de la faim, du froid, et ne pouvaient pas sortir. Certains n’ont même pas su à quoi ressemblait le soleil avant leur 12-13 ans. Ces foyers-hôpitaux ont aujourd’hui fermé et le phénomène n’est plus systémique. Cependant, et malheureusement, la presse a récemment révélé que des enfants avec des handicaps ont été trouvés dans des centres de protection où ils étaient tenus enfermés dans un sous-sol et mal nourris. Les images ressemblent aux photos du foyer-hôpital de Sighet de 1990. Le manque de sensibilisation et de recherches sur le sujet font que les problèmes se répètent. Il faut une guérison au niveau sociétal, que l’État roumain reconnaisse officiellement ces atrocités, et pour cela, nous devons faire connaître et reconnaître la souffrance de ceux qui sont passés par là. C’est le rôle du Musée de l’Abandon. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes, réalisateurs ou metteurs en scène nous contactent pour réaliser des pièces et des œuvres autour du sujet afin que le grand public en prenne conscience*.
Propos recueillis par Marine Leduc (31/01/25).
* Du 15 au 22 février, l’événement théâtral « Horror Vacui » se déroulera 24h/24 à la Galerie d’art Galateca de Bucarest. 505 acteurs et actrices liront 505 témoignages autour du thème de l’abandon, dont beaucoup sont tirés des archives du Musée de l’Abandon. Page Facebook de l’événement : https://www.facebook.com/events/s/horror-vacui-cel-mai-lung-even/616765864170755/