Entretien réalisé le jeudi 7 mars en milieu de journée, par téléphone et en roumain.
Luis Escobedo est un chercheur spécialiste des problématiques liées au racisme et aux migrations. Originaire du Pérou, pays qu’il a quitté il y a vingt-trois ans, il est installé en Roumanie depuis quatre ans et collabore notamment avec l’Institut roumain pour l’étude des questions relatives aux minorités nationales. Cela l’a amené à déconstruire la manière dont les médias roumains avaient mis en lumière les événements dits « racistes » de Ditrău en 2020…
Avec votre collègue Támas Kiss, pour quelles raisons vous êtes-vous intéressés à ce qu’il s’est passé à Ditrău* ?
Pour Támas et moi, le point de départ est lié au fait que des migrants ont commencé à arriver en Roumanie en provenance de ce que l’on appelle le Sud global ; des migrations qui ont le potentiel de générer du racisme et de la xénophobie. J’étudie ces tendances depuis des années dans tous les pays où m’amènent mes recherches, en Afrique du Sud par exemple, et il est toujours fascinant d’observer comment se manifestent ces phénomènes et comment un individu, en arrivant dans un nouveau pays, se transforme en « noir » ou en « blanc ». Cela va bien sûr au-delà de la couleur de peau, il s’agit de valeurs et de hiérarchie sociale. Il était donc intéressant d’observer les relations entre Roms, Hongrois, Roumains et les migrants de façon générale. Concernant Ditrău, nous avons réalisé de nombreux entretiens avec un peu tout le monde, des citoyens de différentes couches sociales aux autorités locales. Et il nous est rapidement apparu que la presse roumaine avait réduit au silence le point de vue local sur cette affaire.
* En 2020, l’arrivée de deux employés sri lankais dans une boulangerie de cette petite bourgade peuplée de Hongrois avait ravivé des tensions identitaires et conduit à l’expulsion de ces nouveaux venus.
Comment qualifier justement la manière dont la presse roumaine a travaillé ?
En premier lieu, je voudrais mentionner que la Roumanie est un cas à part en Europe de l’Est puisque le discours anti-migrants n’y prévaut pas. Même un parti extrémiste comme AUR n’y a pas recours. Le pays a surtout un positionnement utilitaire dans le sens où il a besoin de main-d’œuvre. Cette posture est suivie par les élites politiques, médiatiques et culturelles, à l’instar du réalisateur Cristian Mungiu qui a fait un film sur Ditrău*. Ces élites ont constitué une sorte de mémoire collective sur la manière dont la Roumanie, en tant que pays favorable à l’immigration, devait aborder l’affaire en question. Mais cela s’est surtout accompagné par la mise en avant d’un ennemi anti-migrants, en l’occurrence les Sicules de Roumanie. Par le prisme de ce discours dominant, la presse n’a pas daigné écouter ce que les gens de Ditrău avaient à dire à propos de ce qu’il s’était réellement passé. D’où des raccourcis gênants. Il est indéniable que des locaux ont eu des mots que l’on peut qualifier de racistes ou de xénophobes, cela a existé, mais il est exagéré de dire que la communauté sicule dans son ensemble haïssait ces Sri Lankais. Certes, pour les Sicules, l’ethnicité est fondamentale, ils sont très unis, ont leurs propres codes. Continuer à parler hongrois est également important pour eux, ainsi que la religion. Et en général, l’État roumain les laisse gérer leurs problèmes. Dans le conflit qui a opposé un employeur à ses employés sri lankais, c’est ce raisonnement ethnique qui s’est activé afin de préserver la communauté. La presse roumaine aurait dû prendre la peine de comprendre pourquoi l’appartenance ethnique est importante pour les Sicules au lieu d’utiliser des raccourcis. Le fait qu’il n’y ait pas eu de syndicats pour défendre ces employés sri lankais, mais aussi que la position très dure du Premier ministre hongrois Viktor Orbán à l’égard des migrants soit entendue en Pays sicule, a alimenté une narration biaisée décrivant ces Sicules comme étant brutaux et emplis de haine.
* R.M.N, film sorti en 2022.
Vous comptez écrire un livre et réaliser un documentaire en réponse au film de Cristian Mungiu…
Pas seulement en réponse à son film, mais aussi à la presse roumaine qui a monté une sorte de fiction autour de cette histoire en omettant de mettre en avant la voix des habitants. Notre but est de réparer cet impair pour les générations futures et la mémoire collective. Nous ne voulons pas entrer en conflit avec Cristian Mungiu, mais simplement apporter une perspective différente sur cette affaire ; une Sri Lankaise, qui vit près de Ditrău, nous aide notamment à interroger sa communauté. Nous avons commencé en 2022 et espérons finir cette année. Les locaux sicules se sentent encore traumatisés, c’est évident, et cela n’aide pas les relations inter-ethniques. Ils ont senti qu’ils n’avaient pas été écoutés. D’ailleurs, la presse nationale qui a abordé le scandale n’a pas, à mon avis, pris la peine d’interroger les locaux en langue hongroise. Nous, nous avons discuté avec eux exclusivement dans leur langue car ils ne parlent pas roumain dans leur vie de tous les jours. C’est leur option, leur culture et leur espace ethnique. Et il faut savoir le respecter.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.