Le rôle d’Abraham Warszawski dans Le Fils de Saul du Hongrois László Nemes l’a révélé aux yeux du monde entier, le film remportant en 2015 le Grand Prix du festival de Cannes ainsi que l’Oscar du meilleur film étranger. À quarante ans, Levente Molnár n’a rien d’un acteur pressé. Homme de théâtre et de cinéma, il livre ici un regard singulier sur son métier, sa ville et son pays.
Regard : Quels ont été les débuts de l’acteur Levente Molnár ?
Levente Molnár : J’ai étudié à la Faculté de théâtre de l’Université de Cluj dans la classe d’András Hatházi (grand acteur originaire de Braşov, ndlr). Mais il n’y a pas vraiment de règles, en Roumanie comme ailleurs, on peut se former dans plusieurs endroits, ce métier est avant tout vocationnel. Enfant, je n’ai jamais rêvé d’être comédien. Puis, en 1997, à Satu Mare où je vivais, j’ai vu une annonce dans un journal ; le théâtre de Gheorgheni embauchait des acteurs, même non professionnels. Cela m’a semblé intéressant, je suis parti en autostop faire un essai et j’ai été pris. Ils ont dû considérer que ma folie était compatible avec la leur.
Ce genre d’annonce était-elle monnaie courante à l’époque ?
Je ne crois pas. À Gheorgheni, j’ai passé une année extraordinaire, notamment avec la troupe « Figura Stúdio » fondée en 1984 par László Bocsárdi, une niche expérimentale. Il n’est pas simple de satisfaire les besoins culturels d’une petite ville en combinant des degrés d’exigence élevés. László Bocsárdi et les gens qui ont formé ce noyau se sont ensuite déplacés à Sfântu Gheorghe pour créer une autre institution théâtrale qui aujourd’hui fonctionne bien ; même chose à Târgu Mureş. Il y a une vraie dynamique dans ces lieux, avec des jeunes influencés positivement. Pour revenir à mes années à Satu Mare, j’ai toujours été impliqué dans toutes sortes de choses, notamment pendant les années 1990 ; l’organisation de la journée de la jeunesse, le festival de poésie, de folklore, de musique classique. Il n’y a pas à rougir de ces années-là, il y avait une réelle énergie et une soif de connaissance. Le pays venait de traverser un désert, on ressentait un grand besoin d’oxygène et d’évasion. Puis, à partir de 2002, je suis entré au Théâtre magyar d’État de Cluj, auquel je me sens très attaché. Chaque soir, je me dis que je vais arrêter, et tous les matins j’oublie mes résolutions (rires).
Comment observez-vous l’évolution de ce Théâtre ?
On parle d’un lieu qui existe depuis 1792, c’est le plus vieux théâtre en langue hongroise au monde. Je suis honoré de prendre part à son histoire. Selon moi, il s’agit d’une institution repère, pas seulement pour le théâtre hongrois ou roumain, mais pour le théâtre européen en général. Ceci dit, j’aimerais aussi que d’autres choses démarrent, comme un programme de résidences d’artistes internationaux.
En tant qu’acteur de cinéma, comment jugez-vous la ville de Cluj ?
J’aimerais tellement que plus de films se fassent à Cluj. Au début du siècle dernier, certains réalisateurs faisaient venir de France tout un savoir-faire pour tourner ici, et ces films étaient diffusés dans le monde entier. Le réalisateur du célèbre Casablanca, Michael Curtiz, originaire de Budapest, a lui aussi fait un film à Cluj, avant de passer au théâtre. Il y avait une vraie industrie. Mais je ne voudrais pas faire de comparaison, aujourd’hui aussi on fait du cinéma à Cluj. Un réalisateur japonais a récemment tourné ici. L’année dernière, Radu Mihăileanu a filmé à Cluj une partie de son dernier film, L’histoire de l’amour. Le TIFF (festival international de cinéma à Cluj, ndlr) est devenu une référence, et nous avons plusieurs écoles de cinéma. Il y a aussi un projet de construction de studios dédiés aux arts créatifs, j’espère que cela va devenir un vrai incubateur. Le grand avantage de Cluj est d’être à égale distance de Bucarest et de Budapest. Elle se trouve au carrefour d’influences culturelles diverses, c’est vraiment une ville multiethnique.
Et que pensez-vous de cette Europe « multiethnique » qui décidément ne se fait pas…
Il va falloir que nous changions de mentalité, pour notre bien. J’ai un problème avec l’attitude de l’ensemble des pays d’Europe de l’Est. J’en conviens, la crise des migrants est un sujet sensible à cause de Schengen et de la sécurité nationale. Mais les Roumains font preuve d’une hypocrisie incroyable. Rappelons que des millions de personnes ont quitté ce pays pour aller travailler ailleurs. Est-ce normal qu’un Roumain ayant vécu plusieurs années en France dise qu’il ne veut pas voir d’étrangers dans le besoin en Roumanie ? Selon moi, c’est aberrant.
D’autant que la Roumanie ne s’est pas trouvée sur la route des migrants…
Exactement. Vous aurez remarqué qu’une fois à l’étranger, la plupart des Roumains se mettent d’un coup à respecter toutes les règles. Or, dès qu’ils sont chez eux, ils ne se respectent même plus eux-mêmes. Je ne le comprendrai jamais. C’est ta maison, ton quartier, ta ville, ton voisin, ton pays, et ainsi de suite. Tout cela est là pour toi. Comment peut-on jeter du plastique en pleine forêt ?
Vous avez bien une explication…
Pas vraiment, je me dis seulement que cela vient de notre histoire. Quand je vais à l’étranger, je me dis qu’il est fabuleux de vivre dans un monde qui n’a pas eu à subir autant de changements si radicaux et si systématiques. En Grande-Bretagne ou en France, le système est plus ou moins le même depuis plusieurs siècles. Les structures sociales ou les valeurs n’ont pas été renversées à répétition. Ce fut tellement difficile de survivre en Europe de l’Est. Regardez ce qui s’est passé depuis 100 ans, des changements de régime à la pelle avec, à chaque fois, des règles et un rapport à l’autre complètement bouleversés. Nous sommes passés du communisme au capitalisme, puis à l’UE où nous avons dû ingurgiter des tonnes de nouvelles règles sans trop savoir pourquoi. Si un autre pays pense pouvoir mieux s’adapter aux grands écarts qu’ont dû subir les pays d’Europe de l’Est, je l’invite à essayer. Et à juger ensuite.
Quel regard portez-vous sur le temps présent, ici en Roumanie ?
C’est une période faste et rare. Je ne sais pas si un tel horizon a déjà existé. Nous nous trouvons face à un énorme besoin de développement avec des perspectives positives. Le contexte est génial : l’entrée dans l’Otan, l’UE et l’accès aux fonds européens, la liberté de mouvement et, surtout, la liberté d’expression, que l’on banalise trop, sans doute. Il me semble que le terme de société civile est utilisé de manière galvaudée. La société civile, c’est tout le monde. Il faut savoir exprimer son avis, et pas seulement quand un ennemi se dresse devant nous. Il y a un tel analphabétisme civique dans ce pays… Le point de vue de tous devrait pouvoir s’exprimer sans ce conflit perpétuel. Notre plus gros problème s’appelle l’éducation, que ce soit à l’école ou à la maison. La manière de se comporter, le mégot de cigarette que l’on jette dans la rue, etc. Encore une fois, on ne se respecte pas assez, cela vient sans doute de ce que l’on a vécu.
Revenons à vous et à votre carrière, que se passe-t-il de nouveau ?
J’ai eu une première il y a deux jours en Hongrie à laquelle je n’ai pas pu assister. Le film s’appelle Szürke senzik et a été réalisé par István Kovács l’an passé. Je vais aussi avoir un tournage à Budapest bientôt. En vingt ans, j’ai seulement fait quelques longs-métrages. Par contre, je tourne chaque année au moins un court-métrage avec un réalisateur étudiant. J’aime être au contact de la nouveauté et lire des scénarios. En plus du théâtre et du cinéma, je travaille aussi dans la production. J’ai été directeur de casting sur The Fixer d’Adrian Sitaru. Pareil pour L’Histoire de l’amour et le film japonais tourné ici. C’est un hobby un peu bizarre car c’est très prenant. Je travaille par ailleurs à « Interferenţe » et pour le Tiff. Depuis Le Fils de Saul, j’ai reçu pas mal de propositions, mais je n’ai pas l’intention de faire des films pour l’argent ou la célébrité. Petite parenthèse : depuis Cannes, sans l’avoir voulu, j’ai désormais un agent en Grande-Bretagne. Ceci dit, je n’ai jamais eu de propositions d’un studio américain et je ne vais pas courir après. Cela me va aussi très bien de m’occuper des invités à « Interferenţe » et de leur demander s’ils préfèrent de l’eau plate ou de l’eau gazeuse (rires)… Il faut garder les pieds sur terre, c’est tellement important.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (décembre 2016).