Le système de santé roumain est aux abois. Manque de moyens, insalubrité, exode des talents et corruption sont quelques-unes des tares qui gangrènent la vie des Roumains depuis 25 ans. Après le drame du Colectiv et le décès mystérieux d’enfants dans des hôpitaux d’Argeş, il ne manquait plus que le scandale des désinfectants dilués. Rencontre avec un praticien, le chirurgien Laurenţiu Belusică.
Regard : Dans quelles conditions travaille-t-on aujourd’hui en Roumanie en tant que chirurgien ?
Laurenţiu Belusică : La profession n’a pas évolué dans la bonne direction, même si le personnel qui travaille en chirurgie, les médecins et les assistants, a toujours essayé de combler les manques afin de maintenir le cap. Selon moi, les chirurgiens roumains sont à part. Ils ont développé des qualités qui leur sont propres, différentes de leurs homologues européens, avec un certain art du compromis afin que le malade puisse sortir de l’hôpital en bonne santé. Cela a toujours été notre but, de façon générale, mais le système ne nous aide pas.
C’est-à-dire ?
Il n’évolue pas. Il est comme un organisme mort incapable de s’adapter. De leur côté, les professionnels avancent tant bien que mal avec leur temps en se documentant et en participant à des congrès. À titre de comparaison, dans le domaine de la justice, il existe un Institut national de la magistrature qui instruit ses membres en permanence. Ce n’est pas le cas chez nous. L’État n’investit pas dans ses chirurgiens et ses médecins, nous devons payer toutes nos formations en dehors de l’école. J’ai pris plusieurs cours à l’étranger que j’ai payés moi-même, à l’exception d’un seul pris en charge par l’État français. La seule fois où j’ai demandé de l’aide à l’État roumain, on m’a répondu que je devais me débrouiller. Or, un cours d’une semaine en France, par exemple, coûte entre 2 500 et 3 000 euros, tout compris. Je recommande toujours à mes étudiants d’en suivre au moins un par an, mais cela correspond à cinq mois de salaire. Ils doivent aussi s’abonner à des revues roumaines spécialisées ainsi que participer à des congrès dans le pays. J’ai énormément appris à l’étranger, notamment en Angleterre, mais aussi à Strasbourg où j’ai fait de la chirurgie paroscopique pour traiter l’hernie inguinale. Quand je suis rentré, c’est devenu ma spécialité. Dans l’absolu, l’école roumaine pourrait faire la même chose car nous avons de bons professeurs, mais il faudrait créer un institut subventionné. Ce qui existe à l’heure actuelle n’est pas remboursé. Les procureurs roumains, eux, vont participer à des cours au FBI aux États-Unis sur l’argent des contribuables. Pas nous.
Pourquoi ?
Le système médical de ce pays doit être complètement revu. En France, on considère que les hôpitaux sont toujours perfectibles, alors qu’il n’y pas eu une seule infection suite aux attentats de novembre. C’est un autre monde. Nous devons mettre en place des protocoles thérapeutiques rigoureux avec des règles englobant l’ensemble notre activité. Celles-ci doivent redéfinir du tout au tout l’échelle des valeurs de notre métier. Un médecin travaille pour ses patients, ensuite pour ses collègues, puis pour l’hôpital où il évolue. Enfin, et en dernier lieu, il doit penser à lui. Or, le système sert le système et la direction de l’hôpital. C’est très pyramidal. Sur cinq médecins, un seul souhaitera vraiment que les choses changent. La plupart se complaisent dans le statu quo. La direction valide les protocoles qui lui conviennent et qui servent ses intérêts. Le grand chef à la tête d’un hôpital raisonne de la façon suivante : je n’ai pas envie de faire des radiographies le vendredi soir, alors je vais dresser un protocole afin qu’elles se fassent plutôt le lundi. Peu importe si le patient en a besoin le vendredi ou le week-end. Voilà où l’on en est. Nous avons besoin de règles claires pour protéger et le patient et le médecin. Je ne peux pas vous citer une seule mesure prise ces dix dernières années en vue d’améliorer nos conditions de travail, ou pour mieux utiliser l’argent public. Tout comme pour contrecarrer la corruption dans les hôpitaux. Nous en payons le prix fort aujourd’hui avec Hexi Pharma. Le but n’est pas d’attraper le médecin quand il commet une erreur, mais de prévenir ces erreurs.
D’où vient historiquement la corruption dans la santé ?
Dans les années 1940, les salaires des médecins ont été réduits afin de les tenir sous contrôle. À partir de là, on a laissé la corruption s’installer afin de les prendre la main dans le sac et se débarrasser des éléments gênants. Il y a des documents clairs sur tout cela, c’est un fait historique. Aujourd’hui, on retrouve cette corruption à tous les niveaux. Attention, cela ne veut pas dire que les gens ne font pas leur travail, nous ne sommes pas dans un pays du Tiers Monde. Mais, personnellement, je ne me sens pas en sécurité dans un hôpital roumain.
Certains hôpitaux, et donc des régions entières, manquent cruellement de personnel…
Effectivement. Tulcea, par exemple, n’a plus de pédiatre et cela n’inquiète personne. D’après moi, nous devrions construire de grands hôpitaux d’au moins 1 000 lits. Et renoncer ainsi aux petites structures afin que tout se fasse au même endroit. Cela ne sert à rien de promener le malade d’un hôpital à l’autre. Une structure devrait desservir de trois à quatre départements et rassembler tous les types de services. On ne va pas à l’hôpital à pied comme à l’école ou à l’église. Aujourd’hui, alors qu’un seul grand hôpital suffirait, il y en a quatre avec quatre équipes dirigeantes ainsi que quatre managers et quatre conseils d’administration. Autre aspect qui doit changer : un malade doit aller à l’hôpital auquel il appartient.
Des études récentes montrent que la moitié des personnes mourant avant 75 ans en Roumanie auraient pu être sauvées…
Nous sommes les pires en Europe à ce niveau-là. Les gens méconnaissent complètement des règles de base. Dans certains pays, on n’a pas le droit de travailler si on n’a pas suivi de formation aux premiers secours. Un homme meurt en trois minutes suite à une crise cardiaque. Les gens doivent apprendre à dispenser les soins de base. Des étudiants en quatrième année de médecine m’ont raconté qu’ils avaient fui lors de l’incendie du Colectiv, ils ont réalisé qu’ils ne savaient pas quoi faire sur place et ils ont eu peur qu’on les accuse d’être incompétents. Il n’y a pas de cours de premiers secours à l’université, mais on dispense des heures de marketing pour vendre des médicaments. Il y a aussi pas mal d’étudiants qui sortent sans n’avoir jamais fait d’injection. En dentaire, les étudiants ne mettent jamais la main sur le patient, c’est aberrant. Ils doivent apprendre par eux-mêmes, en travaillant dans des cabinets.
Quand un étudiant roumain arrive en France pour travailler, est-il vraiment au niveau ?
Selon moi, oui. C’est juste que son parcours est plus sinueux. On peut prendre n’importe quel médecin roumain et l’envoyer à l’étranger, il va s’en sortir. À l’étranger aussi, les conditions sont difficiles, mais de façon bien différente. Je n’ai jamais dormi une seule seconde durant une garde en Angleterre. Ici, à 22 heures, dans certains endroits, les médecins sont en pyjama.
Les récents scandales ont-ils conduit à une prise de conscience ?
À un moment donné, le ministère a voulu démarrer des contrôles dans les hôpitaux sur l’ensemble du pays, mais il s’est rendu compte que cela n’avait jamais été fait auparavant. Il n’y avait pas de procédure prévue. Or, on ne contrôle pas un hôpital en arrivant le matin et en buvant un café avec l’équipe. Il faut fonctionner par étape, considérer tous les aspects, de la nourriture pour les patients en passant par les outils et la méthodologie.
Aviez-vous vu venir le scandale sur les désinfectants ?
Ma surprise fut totale. Surtout que l’on effectue régulièrement des tests. Les désinfectants doivent agir sur plusieurs agents pathogènes : d’abord les microbes, ensuite les virus qui sont plus petits, les spores, et enfin les champignons. Le désinfectant doit donc éliminer quatre formes de vie. Mais les produits Hexi Pharma tuaient uniquement les microbes. Ils n’avaient aucun effet sur les trois autres catégories, pourtant les contrôles ne le dépistaient pas. Tout cela a été parfaitement orchestré, les produits étaient dilués de manière chirurgicale.
Parallèlement à votre travail de chirurgien, vous êtes aussi médiateur quand il y a des erreurs médicales…
De plus en plus de patients ont le sentiment d’avoir été lésés. Le système médical et les assurances ne les protègent pas suffisamment, ils partent alors en guerre, littéralement. L’équipe médicale non plus n’est pas protégée correctement. En Angleterre ou en France, un patient est face à un système et non pas à un médecin. Ici, c’est l’inverse. De façon générale, il faudrait davantage de dialogue entre médecins et patients, que tout soit clair en fonction du type d’opération. La première chose que disent les personnes qui réclament une médiation est qu’on ne leur a rien expliqué. On en vient au pénal trop vite, mais ce n’est facile ni pour le patient ni pour le médecin qui a l’impression que l’hôpital le laisse tomber.
On parle encore du système de santé dans le dernier film de Cristian Mungiu, « Bacalaureat ». Cela ne vous énerve-t-il pas ?
Non. Le film de Cristi Puiu, « Moartea domnului Lăzărescu », en 2005, a lui aussi permis de montrer une triste réalité. Aujourd’hui encore, des patients sont promenés d’un service à l’autre avec des conséquences parfois dramatiques. Certes, le SMURD (service d’urgence, ndlr) fonctionne mieux. Mais c’est surtout après que le bât blesse, lorsque le malade se retrouve à l’hôpital sous sa couverture à trois lei.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (juin 2016).