Entretien réalisé le mercredi 27 septembre en milieu d’après-midi, par téléphone et en roumain.
Le MARe/Musée d’art récent de Bucarest accueille depuis le 27 septembre une exposition d’envergure dédiée à Pablo Picasso. La Roumanie est le seul pays d’Europe de l’est à participer à ce projet international organisé pour les cinquante ans de la disparition du peintre. Curateur de l’exposition et directeur du MARe, Erwin Kessler détaille les contours de cet événement…
Qu’apporte de neuf cette exposition ?
L’exposition comporte deux nouveautés importantes à souligner. Tout d’abord, elle présente un artiste qui, à l’exception d’une exposition de gravures datant de 1968, n’a plus jamais été exposé en Roumanie. Je voudrais insister là-dessus ; l’œuvre magnifique de Picasso couvrant la période allant de 1908 à 1971 n’a jamais été vue en Roumanie. Pour les Roumains, il s’agit donc d’une nouveauté. Autre originalité, nous avons tâché de rapprocher son travail de l’art roumain, qu’il a influencé à travers les catalogues Picasso qui ont circulé dans les cercles artistiques sous l’ère communiste, parfois de façon illicite. C’est là l’occasion de réaliser à quel point Picasso a marqué la création roumaine des années 1960 à nos jours. Les 37 artistes sélectionnés et les 65 œuvres présentées au Musée d’art récent dressent ainsi une sorte de frise de l’art roumain d’après-guerre à travers le prisme de cette relation si particulière avec Pablo Picasso. Je fais référence ici à son œuvre, considérable, mais également à sa figure de héros de l’art moderne. Une sorte de Saint Picasso, protecteur de l’artiste moderniste roumain.
Comment expliquez-vous cette longue absence de Picasso en Roumanie ?
Ce n’est pas une exception, malheureusement… Au cours des cinquante dernières années, aucun artiste majeur n’a été exposé ici. L’événement que nous célébrons aujourd’hui constitue donc un retour à une sorte de normalité. Mais il y a aussi autre chose concernant Picasso sur lequel revient l’exposition, intitulée « L’effet Picasso » : la réticence de l’avant-garde roumaine à son encontre. Cette avant-garde s’est nourrie de son cubisme, certes, notamment en ce qui concerne l’iconographie des pauvres, des marginaux, des sans-abris, des prostituées, des bidonvilles et du prolétariat en général. Cependant, pour beaucoup, Picasso était considéré comme inutilisable étant donné sa vision de l’avenir. « Ne pas s’en remettre à Picasso pour ce qui est du futur… », pouvait-on lire de la part du peintre roumain Max Hermann Maxy dans son manifeste Cronometraj pictural rédigé en 1924. Notre avant-garde le voyait comme faisant partie d’un establishment bourgeois sans réelle portée historique, bien que Picasso ait été de gauche… Cette négation de la figure novatrice de Picasso s’est pas mal propagée dans l’art roumain et a largement contribué à une attitude distante à son égard. Même si pendant le réalisme socialiste, les choses ont évolué. La diversité et la liberté qu’il incarnait sont alors devenues une source d’inspiration pour les artistes roumains.
Qu’aimez-vous personnellement chez Picasso ?
Beaucoup de ses œuvres, bien sûr, dont certaines que nous avons rassemblées dans cette exposition. Je peux évoquer une œuvre cubiste de 1908, un vase que nous estimons être une référence utilisée par Brâncuși lorsqu’au printemps 1909, il élaborait les premières versions de sa Colonne sans fin. Ce vase reprend exactement le même principe, avec la répétition d’un élément unique qui se multiplie. Je trouve très important que nous soyons parvenus à le faire venir. En lien avec sa personnalité ensuite, j’apprécie son approche non censurée de la diversité, via de multiples détours et allers-retours vers des styles complètement différents. Sa carrière a été extrêmement foisonnante et variée, ce qui démontre bien sa soif de liberté. Il s’agit chez lui d’un élan permanent. Cela a pu parfois être assimilé à de l’inconstance ; selon moi, il s’agit surtout d’une manifestation de sa liberté.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.