Il y a longtemps que je n’ai pas posé quelques mots sur elle. Pourtant, je la côtoie tous les jours, elle m’accompagne depuis presque dix ans. Parfois bruyante, sale, froide, elle peut aussi être calme, joliment parfumée, douce et chaleureuse. Je comprends que beaucoup ne la supportent plus, qu’ils veuillent la quitter, c’est normal et légitime. Mais pour moi, Bucarest est la plus touchante des villes que je connaisse. On dirait qu’elle a toujours les larmes aux yeux. Elle ne semble pas se remettre d’un dictateur fou qui l’a mutilée, ni de plusieurs tremblements de terre qui l’ont beaucoup affaiblie. Plus jeune, elle fut si charmante, on l’appelait même la petite Parisienne. Mais Bucarest est aujourd’hui une vieille dame qui a besoin d’être soignée, protégée. Malheureusement, on continue de la bousculer, on lui demande de se transformer, de retrouver une nouvelle jeunesse coûte que coûte. Alors qu’il suffirait de lui remonter un peu le moral, de choyer ses murs, et de la respecter telle qu’elle est. Bucarest est certes l’une des capitales européennes les plus balafrées ; elle est plutôt moche, à première vue. Or, quand on prend le temps de la connaître, son charme agit. Même sous la pluie. Dans d’autres villes plus coquettes, je trouve la pluie déprimante, elle rend leurs murs livides, les trombes d’eau les démaquillent. Bucarest n’a pas ce souci, qu’il fasse beau, qu’il pleuve, qu’il neige, elle est elle-même, naturelle et sans artifice, encore belle avec ses cicatrices, encore belle avec ses souffrances, encore belle bien qu’elle ait perdu sa fierté à cause d’une histoire terrible, d’une enfance martyrisée. Aujourd’hui, elle ne s’impose pas, et n’impose rien. À l’inverse de la plupart des grandes métropoles européennes orgueilleuses qui ne vous accueillent dans leurs murs qu’à la condition de suivre certains codes, Bucarest vous laisse vivre avec elle comme vous le souhaitez, sans rien demander. Elle n’ose pas. Cela donne très envie de la prendre dans ses bras, surtout quand elle sent le tilleul, au printemps.
Laurent Couderc (mai 2013).