Entretien réalisé le mercredi 27 mars dans l’après-midi, par téléphone et en roumain.
La Bulgarie est encore et toujours confrontée à une forte instabilité politique. Alors qu’il était acté que le Premier ministre pro-européen Nikolaï Denkov passe la main au bout de neuf mois de mandat au Gerb, parti de l’ancien Premier ministre Boïko Borissov, celui-ci a renoncé en début de semaine à former un nouveau gouvernement. Le pays se prépare donc à d’énièmes législatives anticipées. Mise en perspective de ces événements avec le politologue Costin Ciobanu, chercheur à l’université d’Aarhus au Danemark…
Comment interpréter ce nouvel échec de l’alliance au pouvoir alors que la gouvernance du pays devait passer aux mains de Mariya Gabriel, ancienne Commissaire européenne à l’innovation et à la culture soutenue par le Gerb, sur le modèle d’une rotation à la tête de l’exécutif comme en Roumanie* ?
Cette alliance entre le Gerb et la coalition pro-européenne « Nous poursuivons le changement » – « Bulgarie démocratique » (PP-DB, ndlr) était fragile dès le départ. Rappelons qu’il y a déjà eu cinq élections législatives dans le pays ces trois dernières années. La Bulgarie traverse une période de grandes tensions politiques. Le pays a été fortement marqué par les manifestations de 2020 contre la corruption et les restrictions ciblant la liberté d’expression, puis par la montée en puissance d’une nouvelle formation politique, je veux bien sûr parler du parti « Nous poursuivons le changement » qui a dirigé le pays jusqu’à début mars. Tout cela a changé la donne en profondeur, accentuant deux clivages forts. Le premier clivage concerne le parti Gerb de l’ancien Premier ministre Boïko Borissov, accusé de corruption par une partie de la population qui est souvent descendue dans les rues ces dernières années. Le second clivage est lié au 24 février 2022, quand la Russie a envahi l’Ukraine. Cela a exacerbé les divergences entre les pro et les anti-Moscou. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que l’alliance actuelle peine à se stabiliser.
* Jeudi 28 avril, le parti populiste ITN a également rejeté l’offre de former un nouveau gouvernement.
Au-delà du contexte politique, quels sont les grands sujets de discussions et de débats ?
Je dirais qu’il y a des similitudes avec la Roumanie, qu’il s’agisse de la question de l’adhésion à part entière à l’espace Schengen, ou de celle à l’euro, bien que la Bulgarie soit plus avancée sur ce dernier point. L’inflation a également été sujet de grandes préoccupations, même si cette année les deux pays semblent plus ou moins réussir à juguler leurs taux respectifs. De manière spécifique, en Bulgarie, la réforme de la justice a récemment été source de beaucoup de tensions et de frictions, il y a même eu des coalitions ad-hoc au Parlement concernant le statut du Procureur général, et sur la façon dont la justice en général fonctionne dans le pays. C’est une question centrale qui devrait demeurer au cœur du jeu politique dans les années à venir. En résumé, l’économie, la justice et la lutte contre la corruption, Schengen et l’adhésion à l’euro sont des enjeux clés auxquels s’ajoute la manière dont la Bulgarie place et placera son curseur quant à la guerre en Ukraine.
Précisément, la Bulgarie était considérée encore récemment comme l’un des pays de l’Union européenne les plus proches de Moscou, tant sur le plan culturel que politique. Cette attitude a-t-elle évolué depuis le début de la guerre ?
La Bulgarie est effectivement bien plus influencée par la Russie que son voisin roumain. Et cela se manifeste également au niveau politique, ce qui explique en partie cette instabilité chronique. Au moment de son adhésion à l’UE, en 2007, la Bulgarie était l’un des pays les plus pro-européens de l’Union. Aujourd’hui, il existe toujours une majorité en faveur de l’Union européenne et de l’OTAN, mais ces dernières années, la situation a un peu changé, probablement sous l’effet de l’action du gouvernement Gerb arrivé aux affaires en 2009. Les gens ont fait un lien entre le gouvernement Borissov, qui a soutenu un discours pro-européen, et les problèmes de corruption. D’un autre côté, l’influence russe n’a pas faibli. D’ailleurs, il n’y a qu’à observer l’attitude de l’actuel président en exercice (Roumen Radev, ndlr). Il n’a jamais caché sa sympathie vis-à-vis de Moscou et a même fait preuve de scepticisme à l’égard de la zone euro-atlantique. Quant aux partis politiques, celui arrivé en troisième position aux élections législatives de l’année dernière, la formation nationaliste « Renaissance », met en avant un message très clair contre l’Union européenne, et se montre très critique à l’égard du soutien apporté à l’Ukraine. De fait, tout ce qui touche aux thématiques européennes est actuellement remis en cause absolument partout en Europe de l’Est, certes avec des différences suivant les pays. Et sur ces sujets, la Bulgarie est particulièrement exposée, les liens culturels l’unissant à la Russie la rendent plus vulnérable. Ces faiblesses seront à n’en pas douter exploitées, d’autant plus dans le contexte de campagnes de désinformation de plus en plus virulentes.
Propos recueillis par Carmen Constantin.