Entretien réalisé le vendredi 22 mars dans la matinée, par téléphone et en roumain.
Andrei Ursu, fils de l’ancien dissident anti-communiste Gheorghe Ursu, mort en prison en 1985 des suites de tortures, évoque ses démarches sans fin, dont deux grèves de la faim, pour obtenir la condamnation des coupables de l’assassinat de son père dans un pays qui peine à reconnaître les mérites des opposants à Ceaușescu…
Depuis plus de trente ans, vous vous obstinez à obtenir justice pour votre père. Or, en juillet dernier, la Haute cour de cassation et de justice (ICCJ) a prononcé un acquittement surprenant, niant le rôle maléfique de la Securitate dans la Roumanie communiste…
Après cet acquittement, nous avons demandé une révision du procès. La justice devrait se prononcer sur l’admissibilité de principe de cette demande le 5 avril prochain. En cas de décision favorable, les juges seront appelés à analyser le bien-fondé de notre démarche, avant qu’un nouveau procès puisse éventuellement commencer. C’est un nouvel écueil dans cette enquête dont le début remonte à janvier 1990. Le procureur Dan Voinea avait à l’époque conclu que Gheorghe Ursu était mort suite à de mauvais traitements infligés durant son incarcération, les coupables étant deux officiers de la Securitate. La police politique travaillait sous le couvert de la Milice – dont le but était de lutter contre la petite délinquance, ndlr –, car Ceaușescu voulait dissimuler la répression des dissidents. Les opposants au régime étaient ainsi présentés soit comme des délinquants de droit commun, soit comme des fous. Mon père a, lui, été accusé de trafic de devises, 17 dollars en pièces de monnaie ayant été découverts chez lui. Mais Dan Voinea a été dessaisi de l’enquête qui a été bloquée pendant plusieurs années, avant qu’un autre procureur et ex-collaborateur de la Securitate ne crée de toutes pièces un bouc-émissaire, Marian Clită, ancien détenu de droit commun incarcéré dans la même cellule que mon père, et condamné en 2000 – si Clită a pu être violent à l’encontre de Gheorghe Ursu, ce n’est pas lui qui l’a tué, ndlr. Deux colonels de la Milice ont par la suite été renvoyés devant le tribunal sous l’accusation d’avoir laissé mon père se faire torturer, et ils ont fini par être condamnés. Or, ils n’étaient pas les principaux responsables. Enfin, en 2015, sous la pression de l’opinion publique, le procureur général a estimé qu’il existait des preuves contre les deux officiers de la Securitate ; une enquête a été ouverte contre eux et deux anciens responsables communistes, morts depuis. Mais en juillet dernier, les deux officiers ont été acquittés par des juges qui n’ont fait que copier mot à mot les thèses soutenues par d’ex-généraux de la Securitate, témoins de la défense. Selon eux, la police politique aurait été la gentillesse personnifiée et n’aurait pas infligé terreur et frayeur au sein de la population.
Ce verdict avait suscité un vif émoi dans l’opinion, poussant le Parquet à réagir…
En effet, le Parquet général a de son côté demandé une révision du procès et a apporté de nouvelles preuves concernant la répression dans les années 1970-80 fournies par l’Institut de recherche des crimes du communisme (IICCMER, ndlr). Le Conseil national d’étude des archives de la Securitate (CNSAS, ndlr) a également livré des centaines de dossiers étayant cette « doctrine » de Ceaușescu qui dissimulait la répression des opposants en les accusant d’infractions de droit commun. On a ainsi appris l’existence de centaines voire de milliers de personnes, des « héros sans gloire », qui avaient distribué des tracts anti-communistes ou arboré une « attitude hostile au régime ». Nous avons également obtenu des dizaines de dépositions de la part d’anciens détenus de la prison d’Aiud, sauvagement torturés dans les années 1980, ou encore d’ouvriers qui s’étaient révoltés à Brașov en 1987. Cela a permis de démontrer la répression généralisée instaurée par la Securitate, et le fait que toute la population était surveillée à l’aide d’un vaste réseau d’informateurs. L’acquittement prononcé par l’ICCJ a réveillé l’opinion publique. D’une certaine manière, il fallait s’y attendre, car on a trop longtemps fermé les yeux. Pendant trente ans, des campagnes de désinformation constantes ont minimisé le rôle criminel de la police politique afin de nous faire oublier ce que nous avions vécu : la terreur, les humiliations infligées par la Securitate nées de la paranoïa de Nicolae Ceaușescu.
Aujourd’hui, les mérites des anciens dissidents sont-ils reconnus ?
Les dissidents connus, dont Radu Filipescu ou Gabriel Andreescu, sont vus comme des repères moraux de la société. Mais cette reconnaissance a été constamment mise à mal par le narratif de la Securitate selon lequel la Roumanie n’a compté qu’une poignée de dissidents, environ 70. Or, cela ne représente qu’une infime partie du nombre réel. Plus de 300 personnes ont ainsi été accusées de « propagande contre l’ordre socialiste » dans les années 1980, tandis que des milliers d’autres ont été poursuivies pour avoir écrit ou distribué des tracts hostiles au régime. Il faut donc rendre hommage à la dissidence roumaine, soumise à l’époque à toutes sortes de menaces et de mensonges destinés à la compromettre. Nous devons aussi rappeler qu’en décembre 1989, des centaines de milliers de Roumains courageux sont descendus dans la rue, malgré le risque de répression, contredisant la théorie du coup d’État propagée par la Securitate.
Propos recueillis par Mihaela Rodina.
Pour plus d’informations sur les procès visant les crimes du régime communiste, lire Isabelle Wesselingh, « La Roumanie parviendra-t-elle à assumer les crimes du régime communiste ? », Notes de l’IHEJ, Institut des hautes études sur la justice, n° 8, juin 2015 : https://www.ihej.org/wp-content/uploads/2015/06/Isabelle_Wesselingh_Roumanie_crimes_communistes_NoteIHEJ8_062015.pdf