Anthropologue, journaliste culinaire et bon vivant, Cosmin Dragomir est un promoteur engagé de la cuisine roumaine et de son terroir. Rencontre…
Si vous deviez réduire la cuisine traditionnelle roumaine à un seul plat, quel serait-il ?
Tous les potages, soupes, bouillons ou bortschs font partie de notre identité au niveau culinaire, ils sont une constante des repas quotidiens, à la ville comme à la campagne. Et satisfont trois choses : ils apaisent la faim, ritualisent les déjeuners en famille après la messe, et soignent les maux du corps. Selon moi, ce triple rôle fait de ce plat la quintessence de la cuisine traditionnelle roumaine. J’ajouterai que c’est celui dont les recettes sont les plus différentiées, avec un grand nombre de variantes sur l’ensemble du territoire. Il n’y a pas de mets aussi polyvalents et qui utilisent autant de ressources disponibles ; n’importe quels légumes, herbes, viandes et même fruits trouvent leur place dans la cocotte. Aujourd’hui, dans les restaurants, on ne trouve qu’une dizaine d’assortiments de potages, conséquence de la standardisation communiste, de l’incompétence de certains chefs et patrons, mais aussi du conservatisme des clients roumains.
Qu’est-ce que la zacuscă et d’où vient-elle ?
En termes simples, la zacuscă est un ragoût de légumes à tartiner auquel j’ajouterais volontiers sur le couvercle du bocal, ou sur l’étiquette d’exportation, la mention « à la roumaine ». Car la zacuscă est différente de ses sœurs balkaniques, lutenitsa, ajvar, kyopolou, ou caucasiennes, où elle est dénommée de façon générique icra ou caviar, et cuisinée à base d’aubergines, de haricots, etc… Le mot a des origines slaves, mais son sens roumain est différent. Pour les Russes, zakuska signifie casse-croûte, donc un très large assortiment d’entrées principalement présentées sous forme de conserves. Or, notre zacuscă nécessite la maîtrise de différentes techniques de cuisson afin d’assurer sa conservation, et il est peu probable qu’elle fut inventée par les Roumains simultanément avec les autres versions. Ces techniques viennent d’Orient, notamment de l’Empire ottoman. De fait, l’apparition de la zacuscă dans la gastronomie traditionnelle est assez récente. Les livres de cuisine du 18ème et du 19ème siècle n’en mentionnent pas la recette.
Comment être créatif en cuisine sans être irrévérencieux envers la tradition ?
Il ne faut pas non plus refuser d’être irrévérencieux. Au final, le plus important est que le plat soit bon. Les grands chefs roumains ont d’ailleurs su dépasser les contraintes du traditionalisme. Car beaucoup de recettes anciennes n’ont qu’une valeur muséale. D’autres nécessitent un recalibrage, notamment calorique, pour s’adapter au mode de vie contemporain. Ceci étant, certains mets restent indémodables, tels que le plat d’orties ou celui des poivrons marinés au porc. De façon générale, je dirai que lorsqu’un chef présente un plat modernisé, le plus important est de retrouver le goût de base, même si rien n’est reconnaissable dans l’assiette. Sinon, il perd ses racines, et devient tout simplement un nouveau plat. Une assiette du terroir peut être très innovante, mais elle est doit rester « locale », avec des produits de la région.
Propos recueillis par Matei Martin.
Le dernier livre de Cosmin Dragomir, Curatorul de zacuscă, vient de paraître aux éditions GastroArt.