Entretien réalisé le samedi 9 novembre en fin de journée, par mail et en roumain.
Conversation littéraire avec Bogdan-Alexandru Stănescu, à la fois romancier, poète, essayiste et traducteur. Il est également directeur éditorial chez Editura Trei…
Quelles tendances, quels styles vous ont marqué récemment ?
D’après moi, nous n’avons pas eu beaucoup de bonnes surprises en matière de tendances, car celles-ci sont inévitablement subordonnées au goût du public et stimulées par l’offre des grands groupes éditoriaux. Or, l’objectif de ces derniers n’est pas à proprement parler de faire de l’éducation littéraire vers de nouveaux horizons. De façon paradoxale, les surprises qui apparaissent de temps à autre proviennent invariablement de zones géographiques peu pourvues en matière d’éditions indépendantes, notamment d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’est. Sinon, stylistiquement parlant, si vous prenez, par exemple, la prose anglo-saxonne, celle-ci semble toujours sortir d’une matrice uniforme, c’est-à-dire que la distinction entre les titres se fait uniquement sur la base des thèmes et des sujets abordés. Cela en écho au marché de l’édition qui, dans son ensemble, propose avant tout des livres faciles à lire, abordant plutôt des sujets sensibles. Cependant et heureusement, il y a aussi des écrivains qui adoptent des positions singulières, isolées, et en qui j’ai confiance pour briser cette sorte de censure commerciale s’apparentant à une forme d’idéologie. Parmi les surprises récentes, je citerais l’écrivaine mexicaine Fernanda Melchor, le Sénégalais installé à Paris Mohamed Mbougar Sarr, le Chilien Benjamin Labatut, ou encore le Norvégien Jon Fosse, prix Nobel de littérature l’année dernière.
Quelles sont les spécificités de la littérature roumaine ?
Je ne pense pas qu’il soit judicieux de critiquer ou d’encenser une littérature nationale, ce serait une attitude réductrice. Je suis loin d’être nationaliste, le mot patrie ne provoque pas de frissons en moi et m’énerve même souvent. Je préfère donc aborder les littératures comme de grandes étendues d’eau sur lesquelles s’élèvent des vagues qui ne peuvent exister que de façon indépendante. Ceci étant, ce que je peux vous dire sur la littérature roumaine est que selon moi, nous avons désormais gagné en termes de diversité. Il y a beaucoup plus d’écrits qu’avant ; ce phénomène devrait inévitablement engendrer des œuvres de qualité. C’était certes déjà le cas par le passé, mais plutôt sous la marque d’une spécialisation philologique qui a commencé à s’effriter sous la pression de nouveaux écrivains issus de milieux sociaux davantage éclatés, lesquels se regroupent souvent autour d’écoles de création littéraire. C’est en soi un phénomène très intéressant ; il représente une troisième manifestation de coagulation de l’écriture au cours des deux dernières décennies. À la fin des années 1990, la littérature était produite dans le giron des cercles littéraires ; dans les années 2000, elle a commencé à émaner des champs éditoriaux. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est donc une troisième étape, laquelle se caractérise par une bien plus grande professionnalisation. Je suis curieux de voir où cela va nous mener.
La littérature joue-t-elle un rôle politique ? Je pense notamment au prix Goncourt de cette année…
Une question très difficile, philosophique dans le fond. Je pense que cela dépend beaucoup de la personne à qui on la pose. Je répondrais de manière péremptoire que la littérature est autotélique, qu’elle sert son propre but et sa propre finalité. Mais attention, cela ne signifie pas qu’elle ne doive pas témoigner du monde, ou encore être déconnectée de son histoire contemporaine. Ceci étant, je ne dirais pas que la littérature joue un rôle politique puisqu’elle ne modifie rien la vie des citoyens. Son action est beaucoup plus profonde. Elle vise à changer quelque chose en l’homme. Bien sûr, on se souvient des différents niveaux d’interprétation de l’œuvre littéraire, et ce depuis Dante ; nous savons aussi que la littérature va aborder les problèmes de la cité. Sauf que son intérêt fondamental est de se situer au niveau de l’être humain, lequel, à sa petite échelle, est terrifié par l’immensité de l’univers. Si vous écrivez un roman au sein duquel vous condamnez les crimes commis par l’homme contre l’homme, cette condamnation n’est pas une condamnation politique, mais un reflet de la terreur face à l’horreur de ces actes. La question non dite est : comment cela a-t-il été possible ?… Une question que la littérature se pose depuis l’aube de son histoire. Pour le reste, prix, honneurs, interprétations politiques, condamnations et applaudissements, tout cela s’inscrit davantage dans une forme de mondanité, laquelle est fort éloignée de ce dont se réclame la littérature.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu (09/11/24).
Note :
Cette semaine, l’auteur québécois Éric Chacour, lauréat 2024 du Prix des cinq continents de la francophonie pour son premier roman « Ce que je sais de toi » (éditions Alto), était en Roumanie afin de présenter son ouvrage – bientôt traduit en roumain chez Humanitas. Mardi 12 novembre, lors d’un entretien au bureau de la représentation de l’Organisation internationale de la Francophonie à Bucarest, nous l’avons interrogé sur son travail… « J’ai mis dix ans à écrire ce livre. J’avais une belle histoire en tête, mais pendant longtemps, je n’ai pas su si j’allais pouvoir la rendre belle à l’écrit. (…) Pour moi, l’écriture a toujours été quelque chose d’assez apaisant, de réconfortant. Et je crois que c’est encore ce qui m’anime quand j’écris aujourd’hui. » lc