Situé à quelques kilomètres de Câmpulung Muscel (département d’Argeş), un étrange musée fait revivre l’histoire de l’automobile roumaine.
La Roumanie compte plusieurs musées dédiés à l’automobile, comme à Satu Mare qui en héberge un consacré à Dacia depuis l’an passé. Câmpulung Muscel, terre des mythiques voitures tout-terrain Aro, se devait donc d’avoir le sien. Certes, la marque est loin d’avoir connu le succès de Dacia, avec une descente aux enfers des plus spectaculaires. Les Aro ont pourtant été un fleuron de l’industrie communiste ainsi qu’une fierté locale. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ce passé glorieux. Sauf un petit musée, enfin mis en place grâce à une famille, celle d’Emil Hagi.
D’origine aroumaine, Emil a assisté au déclin de Aro. « Je n’y ai jamais travaillé, si ce n’est deux étés lorsque j’étais lycéen pour me faire deux, trois sous, précise Emil. Tout le monde passait par l’usine d’une manière ou d’une autre. Au moment de sa gloire en 1989-1990, elle employait 13 000 personnes sur 39 000 habitants à Câmpulung, soit près de un sur trois, sans compter les acteurs économiques qui gravitaient autour. »
Brebis versus Aro
Féru de mécanique, Emil a lancé son musée en 2014 et l’a depuis élargi à tout ce qu’a produit la Roumanie sur deux et quatre roues. « On a commencé avec la mythique IMS M461, produite dans les années 1950, avant d’enrichir la collection à toutes les voitures de la gamme Aro. C’est une forme de patriotisme local, même si nous essayons aussi de présenter ce qui s’est fait dans d’autres régions de Roumanie. Et j’espère pouvoir accueillir un jour des camions et des autobus. » Les véhicules sont entreposés sous un hangar au milieu d’un jardin accolé à une jolie demeure musceleană de plein pied. Sur la façade, des châssis de Aro, alors que des brebis paissent à proximité.
« Les voitures ont un temps remplacé les brebis dans le coin, mais on est revenu aux brebis, constate Emil. La région a toujours été agraire, jusqu’à ce qu’une section de pièces et d’hélices destinées aux avions IAR produits à Braşov ne débarque ici pendant la guerre. Cela a marqué le début de l’industrie à Câmpulung. Après, on a commencé à fabriquer des cadenas et des pompes pour arroser les arbres. Puis les Aro tout-terrain sont arrivés. » Dès 1957, la première voiture est produite, d’inspiration russe. Viendra ensuite la M461, pur produit local. Dès 1965, elle sera exportée dans plus de 80 de pays. Une situation des exportations par modèle et par année est d’ailleurs consultable dans le musée.
Le projet d’Emil Hagi ne bénéficie d’aucune subvention ni même de donations de véhicules. Toutes les voitures ont été achetées, notamment lors d’enchères lancées par l’armée roumaine. Le reste est déniché au hasard des marchés d’amateurs de véhicules de collection. Emil procède lui-même à la restauration dans un atelier improvisé. Il bichonne actuellement une ARO 12 avec une carrosserie de Dacia break 4×4, « une voiture rare », souligne-t-il. Et s’occupe d’une ambulance militaire de 1985.
Le hangar du musée abrite aussi une Ford Romana. « Entre 1936 et 1939, les usines Ford Romania situées à Bucarest dans le quartier Floreasca ont monté environ 5000 Ford, dont les deux-tiers étaient des V8 exportées dans tout l’espace balkanique. C’est d’ailleurs sur une Ford que l’équipage Petre Cristea et Ion Zamfirescu a remporté le rallye de Monte-Carlo en 1936. La seule victoire roumaine à ce jour. Ici, vous avez une M461, réplique de la Aro qui a participé à l’expédition scientifique transafricaine de 1970-1971. En rentrant, l’équipage formé de chercheurs a créé le musée des sciences naturelles de Cluj, ils ont aussi introduit la spiruline en Roumanie, utilisée depuis comme complément alimentaire. Cette voiture les a transportés sur plus de 18 000 kilomètres de brousse et de désert », rappelle Emil.
Ranimer le « zimbru des Carpates »
Les Aro, dont la plupart ont plus de 30 ans, sont désormais classées voitures de collection. À Câmpulung, seuls cinq habitants posséderaient encore des modèles IMS, dont Emil qui organise des rencontres entre passionnés de tout le pays. Une trentaine d’équipages fait alors le déplacement, façon de ranimer le « Zimbru des Carpates » (Zimbrul Carpaţilor), surnom des voitures estampillées Aro – le zimbru est une espèce de bison. Emil a également lancé des invitations aux écoles de la ville, notamment durant la semaine Şcoala Altfel, mais elles sont pour le moment restées lettre morte.
À l’intérieur du musée, aux côtés du buste de Victor Naghi, directeur emblématique de l’usine Aro entre 1956 et 1982, se côtoient souvenirs, photos et divers objets. Au sol, un imposant moteur de IMS, et sur les murs, beaucoup d’images des innombrables lieux où les Aro s’exportaient sous Ceauşescu. Emil Hagi connaît par cœur les clichés de ces fragments d’histoire officielle : « Ici, ce sont des tests de l’armée égyptienne. Là, nous avons une photo d’une démonstration de l’armée jordanienne avec le général qui est ensuite devenu le roi Abdallah, et l’un de nos techniciens. Nos spécialistes voyageaient aux quatre coins du monde. Là, on peut voir une ligne d’assemblage en Indonésie. »
Un peu plus loin se trouve la partie réservée aux vélos : un modèle Carpaţi de 1959, un Tohani des années 1960, mais aussi un Pegas des années 1970. Ces deux roues étaient fabriqués de l’autre côté des Carpates, à Zărneşti (département de Braşov), dans une usine qui produisait d’abord de l’armement. Le musée expose par ailleurs des motos mythiques, les Mobra, Carpaţi et Hoinar. « On me demande souvent si je suis nostalgique de la période communiste, mais pour moi il s’agit d’autre chose. Nous sommes juste des passionnés, et on est fiers de pouvoir sauver tout ça », explique Emil en s’arrêtant devant la revue de presse. Plusieurs articles d’époque issus de la presse agricole française encensent les Aro. « Elles avaient du succès car elles étaient robustes, simples à réparer et bon marché », souligne-t-il.
Le musée pousse le fétichisme jusqu’à présenter les bleus de travail des ouvriers et autres tenues des membres de la chorale de l’usine. Aro, comme tous les mastodontes de la période communiste, misait sur l’éducation des masses avec toutes sortes d’activités culturelles « hors travail ».
En 2014, une comédie plutôt amère de Tudor Giurgiu, « Despre oameni şi melci », a rappelé le triste destin de l’usine Aro sur fonds de privatisation douteuse en exploitant une idée saugrenue évoquée à l’époque : sauver l’usine grâce au don du sperme de ses ouvriers. Tout cela n’aura jamais lieu. Le poster du film trône dans le musée. Tout comme pléthore d’objets qui ont aidé à sa scénographie, dont le fameux cendrier Aro à partir du volant des premiers modèles.
Une grande partie des bâtiments de l’usine a depuis été démolie et un simulacre de parc industriel a vu le jour. Qui, en réalité, ne fait que stocker des déchets importés. Emil s’exaspère : « Les locaux ont tiré la sonnette d’alarme mais rien ne s’est passé jusqu’à un grave incendie, il y a quelques années. Les déchets n’ont jamais été évacués et sont dangereux. Aro mérite mieux que ça. »
Propos recueillis par Benjamin Ribout (juin 2017).