Entretien réalisé le mardi 30 mai 2023 en fin de matinée, au studio RFI Roumanie de Bucarest (par visioconférence).
Rencontre avec Arthur Grimonpont, ingénieur français spécialisé dans les enjeux de transition et d’adaptation de nos sociétés face aux bouleversements écologiques et climatiques. Son ouvrage « Algocratie », publié aux éditions Actes Sud en 2022, s’intéresse au rôle des médias sociaux et de leurs algorithmes de recommandation dans la propagation de l’information et la formation des opinions publiques…
Quelle est la thèse générale de votre essai ?
L’humanité a accumulé une somme prodigieuse de connaissances scientifiques, l’information ne s’est jamais propagée aussi vite, le niveau d’éducation moyen n’a jamais été aussi élevé, toutes ces conditions auraient dû théoriquement nous permettre d’exceller dans notre capacité à coopérer, à nous éduquer, à nous informer. Or, paradoxalement, on observe que l’humanité continue d’aller dans la mauvaise direction, sa propre survie est en jeu. Il y a une montée importante des autoritarismes un peu partout dans le monde, on assiste au déclin de l’espérance de vie dans plusieurs pays développés, et nous poursuivons notre course aveugle vers la falaise écologique, celle où les paramètres nécessaires à la survie de l’homme risquent d’être compromis dans les décennies qui viennent. C’est tout cela qui a motivé l’écriture de ce livre, j’essaie d’expliquer ce paradoxe.
Je me concentre notamment sur les réseaux sociaux qui sont devenus la première porte d’accès aux actualités, de notre représentation du monde. Ces médias sociaux, YouTube, Facebook, TikTok, etc, ont des apparences distinctes mais reposent sur le même modèle économique qui consiste à capter l’attention de plusieurs centaines de millions d’êtres humains, et à convertir cette attention en revenus publicitaires. Aujourd’hui, les entreprises les plus influentes de la planète, celles qui ont les capitalisations boursières les plus élevées au monde, sont en compétition pour extraire une ressource rare mais limitée qui est notre temps d’attention. Certes, ce n’est pas nouveau, mais cela se passe aujourd’hui dans des proportions extraordinaires. Sur YouTube, l’humanité regarde 120 000 ans de vidéos chaque jour, dont les trois quarts sont le fruit d’une recommandation algorithmique. On commence à comprendre le pouvoir arbitraire de ces algorithmes et de ces plateformes dans la façon dont ils mettent à jour notre compréhension du monde. Et comme les réseaux sociaux sont désormais le premier moyen pour s’informer, il y a un enjeu prioritaire à mettre ces réseaux sociaux au service de l’intérêt collectif.
Percevez-vous le début d’une prise de conscience des pouvoirs publics vis-à-vis de cet enjeu ?
Il y a le début d’une prise de conscience qui vient du fait que ce modèle économique des médias sociaux a de très nombreuses conséquences délétères, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle de la société. À l’échelle individuelle, on assiste à une recrudescence des problèmes de santé mentale, de développement du langage chez les enfants, et à un taux de dépression et de suicide qui explose chez les adolescents. Les réseaux sociaux, que la moitié de l’humanité utilise en moyenne 2 heures 30 par jour, empiètent sur d’autres activités essentielles notamment pour le développement cognitif des plus jeunes. Mais les conséquences les plus importantes se situent à l’échelle collective. On observe une explosion de la désinformation étant donné que les algorithmes ne choisissent pas une information pour son caractère utile ou fiable, mais pour sa capacité à retenir l’attention. Et souvent, ce qui est faux étonne, et ce qui étonne retient davantage l’attention.
En 2018, une équipe du MIT (Massachusetts Institute of Technology, ndlr) a montré qu’un tweet contenant une fake news se propageait en moyenne dix fois plus vite qu’un tweet portant sur une information fiable et vérifiée. Ce phénomène, multiplié par les millions d’utilisateurs des réseaux sociaux, peut mener à des théories conspirationnistes de très grande envergure. Un exemple, suite aux élections américaines qui ont vu l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, une majorité de l’électorat républicain a continué à croire que l’élection avait été truquée. Parallèlement à cette désinformation, il y a la question de la polarisation de la vie politique, avec des camps toujours plus opposés qui amenuisent les fondations et les valeurs de nos démocraties. Sans parler des conséquences dramatiques bien réelles de l’utilisation des réseaux sociaux. Je pense, par exemple, au génocide des Rohingyas en Birmanie, quand Amnesty International a accusé Facebook d’avoir été en partie responsable de ce génocide (à lire).
Pensez-vous que l’humain a la capacité de reprendre le contrôle, de se rebeller contre la mécanique infernale que vous décrivez ?
Théoriquement, oui, mais je ne vois pas comment nous allons nous en sortir si nous ne nous en remettons qu’à des solutions individuelles. Il y a des contre-courants, mais le courant majoritaire reste une addiction de plus en plus étendue à toutes ces technologies, d’autant plus qu’elles sont de plus en plus performantes pour capter notre attention et profiter de la vulnérabilité de notre psychologie. Aujourd’hui, au sein des pays de l’OCDE, le temps d’écran des enfants est trois fois supérieur au temps de leur scolarité. Le psychologue social américain Jonathan Haidt a très bien montré qu’il y a une corrélation importante entre les maladies mentales et l’utilisation des smartphones, notamment à partir de 2012, quand les adolescents ont remplacé leurs anciens téléphones par des smartphones. De fait, il faut comprendre que si l’on ne s’en remet qu’à une certaine hygiène numérique, à des recommandations d’usage à l’échelle individuelle, rien ne changera. D’autant que pour un adolescent, il est extrêmement coûteux socialement de se désinscrire d’un réseau social.
La seule manière de faire est de passer par des lois, et on est heureusement déjà en train d’y recourir. La France et plusieurs États aux États-Unis s’apprêtent à relever l’âge légal minimum d’inscription sur un réseau social, jusqu’à parfois 16 ans, comme c’est le cas en France, et avec un contrôle parental. Mais il s’agit aussi et surtout de comprendre ces plateformes et d’y appliquer des lois comme on les applique dans le monde réel. Actuellement, on est face à des autocrates qui décident tout seul dans leur coin de comment vont fonctionner leurs algorithmes de recommandation. Il n’y a aucun contrôle démocratique.
En 2022, plus de 700 spécialistes de très haut niveau ont été interrogés dans le cadre d’une enquête sur les risques associés à l’intelligence artificielle – l’algorithme est une intelligence artificielle, ndlr. Résultat, la moitié d’entre eux estiment qu’il existe au moins 10% de risque qu’un développement incontrôlé de l’intelligence artificielle conduise à une menace existentielle pour l’humanité. Le problème est que la majorité des entreprises qui développent des intelligences artificielles sont en train de se livrer à une compétition aveugle pour augmenter la puissance de leurs modèles et ainsi dominer le marché, alors que cela ne devrait évidemment pas être la principale force qui guide la croissance de l’une des technologies les plus dangereuses jamais inventée par l’humanité. L’intelligence artificielle contient des promesses incroyables, mais si l’on n’y prend pas garde, elle pourrait avoir des objectifs différents des nôtres. Dans une tribune récente du New York Times, l’historien israélien Yuvah Noah Harari et Tristan Harris, co-fondateur du Center for Humane Technology, disent que l’intelligence artificielle est au monde virtuel et symbolique ce que la bombe atomique est au monde réel. Toujours plus d’experts tirent la sonnette d’alarme. De cette première rencontre entre l’intelligence artificielle et l’homme qui a engendré les réseaux sociaux, je ne vois que des échecs, un échec en termes de santé mentale, un échec politique, un échec à tous points de vue. La pause de six mois récemment proposée par plusieurs leaders de l’industrie numérique ne fait pas référence à la recherche, qui doit continuer ; elle demande un arrêt du développement incontrôlé des capacités de calcul des intelligences artificielles afin de comprendre quelles sont les implications éthique, philosophique, politique et technique de ces technologies.
Propos recueillis par Olivier Jacques.
Notes :
Vous pouvez vous procurer l’ouvrage « Algocratie » d’Arthur Grimonpont en le commandant à la librairie française Kyralina.
Et pour aller plus loin sur la captation de notre attention, Arthur Grimonpont recommande les podcasts du Center for Humane Technology (en anglais) : « Your undivided attention ».