Entretien réalisé le mardi 14 novembre dans la matinée, par téléphone et en roumain.
Anda Becuţ Marinescu est sociologue, à la tête du service de recherches de l’Institut national roumain pour la recherche et la formation culturelle (INCFC). Elle fait le point sur les conclusions de leur dernier Baromètre sur la consommation des biens culturels…
Votre baromètre, qui passe en revue l’année 2022, montre une baisse de fréquentation des lieux publics comme le théâtre ou le cinéma en Roumanie. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une tendance qui s’accentue ?
Cela fait plusieurs années que les lieux culturels du pays peinent à attirer de nouveaux spectateurs ou visiteurs. D’après moi, cette tendance s’explique par quatre facteurs. Premièrement, l’accès de la population roumaine à l’offre culturelle est limité ; certains départements comme ceux de Mehedinţi ou Tulcea n’ont pas de salles de théâtre, tandis que d’autres comme Ilfov, Giurgiu ou Sălaj ne disposent pas de cinéma. Autre aspect à prendre en considération, les ressources financières de la population. Plus le niveau de vie est élevé, plus la consommation de biens culturels est significative. Concrètement, les périodes de boom économique ont encouragé la fréquentation dans les cinémas et théâtres. De ce point de vue, les années de pandémie et post-pandémie ont entraîné une sorte de récession dans le domaine qui risque de perdurer si l’économie roumaine poursuit son ralentissement. Le troisième facteur à prendre en compte est le niveau d’éducation de la population qui est, de fait, très faible en Roumanie. Enfin, et c’est le dernier élément, il y a l’attitude des institutions culturelles envers les différentes catégories de public, le public fidèle, celui occasionnel, et les gens qui ne fréquentent pas du tout les lieux de culture. À mon sens, les managers de ces entités devraient connaître davantage leur public afin d’adapter leurs stratégies. Sans oublier que la pandémie, au-delà de l’aspect économique, a clairement provoqué une baisse de fréquentation continue des lieux culturels, notamment chez les femmes et les personnes âgées.
L’emprise des écrans est également pointée du doigt, notamment chez les jeunes…
L’omniprésence des écrans ne date pas d’hier, cela a commencé avec la télévision. Toutefois, il est vrai que cette emprise ne fait que s’accentuer, notamment dans le contexte des plateformes de streaming ou des réseaux sociaux. Par ailleurs, en Roumanie, le pourcentage des personnes qui utilisent Internet pour accéder à une offre culturelle est très faible par rapport au reste de l’Europe occidentale. La plupart des jeunes internautes roumains se cantonnent aux réseaux sociaux, je me réfère aux jeunes urbains. À la campagne, ils n’ont pas forcément accès à Internet. Mais tout cela ne devrait pas nous surprendre. D’autant que nous vivons dans un pays où les politiques d’éducation culturelle se font plutôt rares.
La culture est perçue comme un élément de « soft power » ou de diplomatie d’influence dans beaucoup de pays d’Europe de l’ouest. Sentez-vous les prémisses d’une prise de conscience de la part des autorités roumaines à ce niveau-là ?
Les autorités roumaines ont encore trop souvent tendance à mettre sur un pied d’égalité culture et divertissement. Or, pour pouvoir apprécier un spectacle de théâtre, un concert de musique classique ou un tableau, il faut posséder un certain bagage culturel. Afin de transformer les citoyens en véritables consommateurs de culture, l’État devrait non seulement mettre en place des partenariats entre les ministères de l’Éducation et de la Culture, les municipalités locales et les institutions culturelles, mais aussi miser sur l’amélioration de l’offre culturelle. On ne cultive pas une population avec du pain et du cirque… Enfin, dans l’un des chapitres de notre Baromètre sur la consommation culturelle, les chiffres montrent un rapport étroit entre la fréquentation des lieux de culture et la conscience démocratique. Les personnes intéressées par la culture sont également celles tenant en haute estime les valeurs démocratiques.
Propos recueillis par Ioana Maria Stăncescu.