Entretien réalisé le jeudi 16 novembre dans la matinée, par visioconférence et en roumain.
Alexandru Solomon est réalisateur de documentaires et producteur. Son dernier film sorti en septembre dernier, Arsenie. Viața de apoi (Arsenie. La vie après la mort), explore le culte autour d’Arsenie Boca (1910-1989), personnalité religieuse qui a vécu sous la dictature communiste et considérée comme le plus grand maître religieux de la Roumanie du 20ème siècle…
Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?
Au départ, je souhaitais réaliser un film sur l’influence de l’Église orthodoxe dans la vie publique, sociale et politique roumaine. Et je cherchais une histoire particulière pour aborder le sujet. Après la fin du communisme, l’influence de l’Église a considérablement augmenté. Dans ce contexte anti-communiste et anti-athéiste, l’appétence pour la religion et la spiritualité est devenu plus fort, avec le besoin de chercher quelque chose de stable dans une période sans repère. L’idée de faire un film autour d’Arsenie Boca est ensuite venue parce qu’il s’agit de la personnalité religieuse récente la plus populaire en Roumanie. Il a vécu au 20ème siècle, il est donc intéressant de voir comment naît un saint sous nos yeux, à notre époque, avec les moyens contemporains. Car la propagation de la figure d’Arsenie Boca s’est aussi faite grâce à l’apparition des réseaux sociaux. Avant les années 2010, il était surtout connu dans la région où il exerçait comme prêtre, autour d’Hunedoara en Transylvanie. Puis l’engouement national est apparu sur les réseaux, notamment via la diffusion de miracles qu’on lui attribue, et qui ont permis d’accroître sa popularité. Aujourd’hui, il est souvent récupéré, un véritable business s’est créé autour d’Arsenie Boca. Certains ont même voulu avoir le monopole sur la marque « Arsenie Boca », mais c’est finalement l’Église orthodoxe roumaine qui a obtenu ce monopole après être passée par la justice.
Pourquoi sa personnalité exerce-t-elle une fascination chez de nombreux croyants ?
D’abord, il s’agit d’un personnage très charismatique qui avait compris qu’il était important de travailler sur l’image. Ce charisme ressort dans les photographies qui ont été prises de lui. À côté de ça, il y a aussi cette réputation de rebelle qui s’est construite autour de lui. Un rebelle qui a rejeté le régime communiste mais qui a aussi évolué en dehors des dogmes strictes et de l’Église comme institution. Ensuite, quand j’ai interrogé des pèlerins, beaucoup m’ont dit qu’Arsenie Boca les avaient aidés dans des moments difficiles et dans leur spiritualité. Par ailleurs, les personnes attachées à sa figure viennent d’horizons spirituels très variés, certaines ne sont pas forcément orthodoxes. Arsenie Boca est un individu particulier, parfois controversé. Il s’est en effet intéressé aux spiritualités orientales, notamment à travers les écrits de Mircea Eliade, mais aussi probablement à des récits anthroposophiques. Je pense également qu’il répond à certaines peurs de nos sociétés contemporaines, par exemple sur comment la technologie affecte notre vie, la nature humaine et celle qui nous entoure. Une peur qui est omniprésente au 21ème siècle. Il a par exemple peint une fresque dans une église à Drăgănescu dans les années 1960 avec un homme moderne entouré de technologies, une fusée et un téléphone. C’est très spécial pour une église orthodoxe. Ce sujet, ainsi que la reconnexion à la nature, sont très présents dans sa vie. Je pense qu’aujourd’hui cela parle à beaucoup de gens.
Qu’est-ce que ce culte dit de la société roumaine contemporaine ?
Je ne pense pas que cela montre quelque chose sur la société roumaine en particulier, mais sur la société actuelle en général. Le manque de confiance dans les démocraties, la politique et les sciences n’est pas un phénomène strictement roumain. La figure d’Arsenie Boca remplit une sorte de vide, et comble le besoin de pensées magiques, de penser le monde de façon irrationnelle. Certes, dans le contexte roumain, le manque de confiance dans les politiques et les sciences est plus accentué. Après la fin du communisme, la population a eu la sensation qu’elle avait été abandonnée, avec un système médical et éducatif qui ne fonctionne pas bien. À partir de ce moment-là, l’Église a été une voix très forte, elle a attiré de nombreux fidèles.
Propos recueillis par Marine Leduc.