Entretien réalisé le lundi 3 février dans l’après-midi, par téléphone et en français (depuis Belgrade).
Le politologue Srđjan Cvijić, du groupe de réflexion Belgrade Centre for Security Policy, analyse les ressorts des protestations actuelles* en Serbie d’une ampleur sans précédent dans un pays dirigé d’une main de fer par le président Aleksandar Vučić…
Comment vit-on au quotidien le régime autoritaire du président Vučić ? Comment le décririez-vous ?
Tout l’État est kidnappé par le parti au pouvoir – le Parti progressiste serbe, SNS, ndlr. Les institutions, apparemment indépendantes, sont prises en otage, totalement politisées, et instrumentalisées par cette formation. C’est plus que de la corruption, c’est de la « state capture » (capture de l’État, ndlr). La plupart des médias nationaux sont également contrôlés par le régime, de même que le système judiciaire. Les élections ne sont ni libres, ni correctes, comme l’a conclu l’année dernière le Parlement européen à propos des législatives de décembre 2023, tandis que la majorité des emplois dans les institutions gouvernementales sont réservés à ceux qui prouvent avoir voté pour le parti au pouvoir. Voilà la réalité quotidienne en Serbie.
* Ces manifestations font suite à la mort de quinze personnes après l’effondrement, le 1er novembre dernier, de l’auvent en béton de la gare de Novi Sad (nord de la Serbie) qui venait d’être rénovée par un consortium chinois. Des marches protestataires qui se poursuivent à travers tout le pays, malgré plusieurs concessions du pouvoir de Belgrade, dont la démission du Premier ministre Miloš Vučević. (Ndlr)
Quelles sont les revendications des manifestants, des étudiants pour la plupart, qui descendent régulièrement dans la rue ? La démission du Premier ministre, le 28 janvier, n’a visiblement pas apaisé les tensions…
La première demande des étudiants a été la publication de tous les documents relatifs aux travaux de rénovation de la gare de Novi Sad où a eu lieu la tragédie. Dès le début, le pouvoir a fait état de mauvaise foi, affirmant que le toit n’avait pas été visé par ces travaux. Des ingénieurs lanceurs d’alerte ont toutefois démontré qu’il s’agissait d’un mensonge. Après cela, le pouvoir a changé de discours, assurant que les responsables seront punis et affirmant avoir rendu publics tous les documents réclamés, ce que les étudiants ont démenti, preuves à l’appui. On voit que le pouvoir veut cacher certaines choses. Des journalistes indépendants ont publié des documents montrant que des membres du cabinet du président insistaient pour que les délais des travaux soient raccourcis, tandis que des soupçons légitimes semblent indiquer que la corruption liée à ce projet va jusqu’au sommet de l’État. Se sentant le dos au mur, assiégé, le régime a adopté une stratégie d’autodéfense. Après des violences visant des manifestants et imputées à des membres du parti au pouvoir, le Premier ministre a démissionné. Son départ est toutefois un non-événement politique, il ne change rien, car M. Vučević n’était qu’un homme de paille du président.
Quelle pourrait être l’issue de cette crise ?
Former un nouveau gouvernement avec cette même majorité parlementaire et nommer un homme du président au poste de Premier ministre ne répondraient pas aux revendications des manifestants, et ne diminueraient évidemment pas les tensions, au contraire. L’autre option pour le pouvoir serait d’organiser des élections anticipées ; mais cela ne changerait rien non plus, car les partis d’opposition ont annoncé qu’ils n’y participeraient pas, étant donné que le précédent scrutin a été volé. La seule sortie de cette crise profonde pourrait être la formation d’un gouvernement de transition qui aurait comme mission de libérer les médias et créer des conditions pour des élections libres et démocratiques. Sinon, la crise va continuer dès lors que le pouvoir a totalement perdu sa légitimité politique. Le Parlement doit encore accepter formellement la démission du Premier ministre et entamer le processus constitutionnel en vue de la formation d’un nouveau gouvernement. Mais récemment, une session de l’Assemblée dans ce but a été annulée, ce qui témoigne d’un profond vide institutionnel et d’un régime affaibli comme jamais auparavant. En attendant, les manifestations vont se poursuivre, car dans un pays où le régime contrôle toutes les institutions, la rue est le seul endroit où les gens peuvent s’exprimer.
Propos recueillis par Mihaela Rodina (03/02/25).
Note :
Lien vers d’autres analyses sur les manifestations en Serbie (Euro topics, 07/02/25) : https://www.eurotopics.net/fr/333674/comment-expliquer-les-manifestations-persistantes-en-serbie