Jérôme Heurtaux est politologue et chercheur au CNRS. Actuellement basé à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à Tunis, ce spécialiste des transitions post-communistes en Europe centrale, notamment en Pologne, analyse aujourd’hui le processus révolutionnaire en Tunisie. Pour Regard, il confronte ce qu’on a appelé « l’automne des peuples » en 1989 et le « printemps arabe », débuté en 2011.
Regard : Peut-on rapprocher le « printemps arabe » de « l’automne des peuples » ?
Jérôme Heurtaux : Dans les deux cas, il s’agit de mouvements contestataires dans les pays d’une même zone, d’une même aire politico-culturelle. Cette dimension multinationale est le premier point commun, c’est une juxtaposition relativement simultanée de processus nationaux. Mais entre chacun des processus, les rapports ne sont pas si nombreux et les liens de causalité pas si forts. La chute du Mur de Berlin n’a pas eu d’effets d’entraînement, hormis en Tchécoslovaquie. Dans le monde arabe, s’il y a des liens très nets entre le démarrage des révolutions en Tunisie et en Egypte, ils ne se sont pas poursuivis. Ainsi, actuellement, le processus tunisien n’a pas d’effets dans les autres pays de la région.
La métaphore de la boule de neige ou du château de cartes est donc, dans les deux cas, abusive. Le deuxième point commun, c’est la dimension symbolique. La chute des régimes communistes a été célébrée comme la marque de la fin de la guerre froide, le retour dans le giron démocratique d’une partie de l’Europe. Pour les printemps arabes, qu’elle qu’en soit l’issue, c’est le même message qui est passé : celui de l’universalité de l’espérance démocratique.
Qu’est-ce qui différencie les deux événements ?
Les révolutions communistes avaient trois dimensions : le processus politique, la fin de l’économie administrée et le recouvrement des souverainetés nationales. Dans le monde arabe, le processus politique est présent, il est même devenu central. Mais sur le plan économique, même si les revendications sociales étaient au cœur de la révolution, il n’y a pas de projet de transformation du modèle. Le libéralisme est déjà là. L’enjeu porte plutôt sur la redistribution des fruits d’une croissance à relancer. Quant à la question de la souveraineté, elle ne se pose pas de façon aussi forte. Il existe des revendications et la peur d’être manipulé de l’extérieur est très présente. Mais il n’y avait pas de centralisation à la soviétique.
Par ailleurs, en Europe de l’Est, il n’y a pas eu de problématique de « catholicisme politique » semblable à l’essor de l’islamisme dans le monde arabe. Certes, en Pologne, en 1989, l’une des premières décisions prises fut d’interdire à nouveau l’avortement, toléré sous le communisme. La question identitaire a germé à travers ce thème. Mais la religion est restée relativement distante de la politique, l’Eglise ayant décidé de ne pas s’engager, de ne pas créer de parti. Au début, les curés disaient à leurs fidèles pour qui voter, puis ils se sont contentés de les conseiller de ne pas voter pour les candidats « qui (étaient) contre la vie », c’est-à-dire les candidats qui toléraient l’avortement.
Les causes des deux mouvements peuvent-elles être rapprochées ?
Généralement, pour le « printemps arabe », quatre raisons sont avancées. On les présente d’abord comme une contestation politique, une critique de l’autorité, de la corruption des responsables, de la transmission héréditaire du pouvoir. D’autres ont une approche économique, voyant dans les soulèvements un refus de la globalisation. Il y a aussi la théorie de la frustration relative, avec l’archétype du diplômé chômeur : plus on instruit la population, plus on crée des attentes. Si l’emploi ne suit pas, on produit de la frustration. Enfin, il y a le côté « blogueurs », jeunesse connectée. Toutes ces explications doivent être combinées.
« En Roumanie et en Tunisie, le pouvoir a été immédiatement repris par les néo-communistes dans un cas, les néo-RCD dans l’autre »
Mais il manque une dimension que les révolutions communistes permettent de comprendre : tous ces régimes n’étaient plus que des colosses aux pieds d’argile. En Tunisie, le RCD (parti-Etat de Ben Ali, ndlr) n’était plus qu’un godillot où l’on s’ennuyait, et qui ne permettait plus toujours à ses responsables d’accéder aux privilèges, de trouver un emploi pour leurs enfants, par exemple. Une partie des élites tunisiennes était donc prête à soutenir un changement. Tout comme en Europe centrale, notamment en Pologne, qui a connu une « révolution » des élites. Des négociations ont eu lieu entre les fractions modérées des communistes d’un côté, et de l’opposition de l’autre. Elles se sont mises d’accord sur un calendrier de changement, pour aller vers des élections libres. Partout en Europe centrale s’est ensuite répandu ce modèle de la « table ronde », qui a fait que les élites ont joué un grand rôle. En Roumanie et en Bulgarie, il s’agissait plutôt de dissidents communistes de la dernière heure.
A quelle révolution d’Europe de l’Est ressemblerait le plus la révolution tunisienne ?
Sans doute à la révolution roumaine. Elles partent toutes les deux d’une étincelle, elles se sont traduites par une confrontation violente et ont mené au départ précipité du leader du régime. Juste après, dans les deux cas, il y a eu une période de troubles de quelques jours, avec des morts, des rumeurs sur la présence de snipers… Autre ressemblance : dans les deux pays, le pouvoir a été immédiatement repris par les néo-communistes dans un cas, les néo-RCD dans l’autre. Sauf que cela a duré moins longtemps en Tunisie qu’en Roumanie, où le mouvement d’opposition de la place de l’Université à Bucarest a été sévèrement réprimé. En Tunisie, les sit-in de la Kasbah ont porté leurs fruits.
Après, la conduite du changement diverge. En Tunisie, dès la création de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, (en mars 2011, ndlr), on est entré dans une phase qui ressemble au « pacte entre élites » à la polonaise, sauf que les revendications de la société, à travers de nombreuses manifestations et l’action des organisations non gouvernementales, ont été très présentes en Tunisie. Et que les « anciens » ne se sont pas aisément fait une place au soleil.
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En Tunisie, les « leçons » de la révolution roumaine
Place de la Kasbah, le 3 août 2013. La Tunisie est alors plongée dans une profonde crise politique après l’assassinat du député Mohamed Brahmi. L’opposition réclame la démission du gouvernement, dominé par les islamistes d’Ennahda. Qui, eux, dénoncent une « tentative de putsch », une « contre-révolution ». Ce soir-là, pour montrer leur poids, Ennahda a rassemblé ses partisans à la Kasbah, lieu phare de la révolution. « On est là pour la consolider, pour qu’elle ne soit pas avortée comme en Roumanie, avec Iliescu », explique un manifestant.
L’argument revient souvent dans la bouche des islamistes, pour qui la victoire des communistes aux élections de 1990 fait figure de contre-exemple. Raison de plus, aussi, pour justifier la loi « d’immunisation », longtemps défendue par Ennahda. Elle visait à exclure de la vie politique les caciques du régime de Ben Ali.
D’où vient cette idée fixe sur la Roumanie ? « Lors de nos réunions, nous avons toujours un point de révolution comparée, où nous essayons de nous situer par rapport aux autres, de tirer des leçons, explique Mohamed Habib, responsable de la formation chez Ennahda. Nous avons surtout étudié les expériences d’Europe de l’Est. Certains pays ont vite dépassé la période critique, d’autres ont eu des difficultés. En Roumanie, la révolution n’a pas mis fin aux structures, à l’emprise des hommes qui détenaient le pouvoir ou les intérêts. Ils ont facilement pu reprendre une place. Il faut étudier pourquoi. »
De son côté, la diplomatie roumaine s’active en Tunisie. « Nous essayons de partager notre expérience, qui montre qu’il y a toujours des hauts et des bas, et pas mal de pièges », relève l’ambassadeur de Roumanie à Tunis, Nicolas Năstase. Des programmes sur la construction d’institutions démocratiques ont été mis en place, et un séminaire a été organisé à Bucarest. L’Autorité électorale roumaine a offert une formation. Le ministère tunisien de la Justice transitionnelle a également rendu visite à l’Institut pour l’investigation des crimes du régime communiste, et quelques Tunisiens ont intégré le programme annuel sur la « reconstruction post-conflit », du ministère des Affaires étrangères. Des personnalités et des experts ont fait le voyage à Tunis, tel Petre Roman, tout Premier ministre post-Ceaușescu, ou encore Virgiliu Țârău, du Conseil d’étude des archives de la Securitate. « La Tunisie entreprend le processus que la Roumanie a entamé dans les années 1990. Mais elle part avec des avantages : un noyau d’opposition développé, une économie privée déjà en place », observe l’ambassadeur. N’empêche, dit-il, « cette histoire commune nous rapproche ».
Propos recueillis par notre correspondante à Tunis, Elodie Auffray (mars 2014).