Elena Calistru, 31 ans, est présidente de l’association Funky Citizens basée à Bucarest. Derrière un nom à la légèreté assumée, l’équipe jongle avec les chiffres et autres données complexes entourant les notions de transparence et de corruption. Les plateformes en ligne sur le suivi de l’argent public ou les pots-de-vin, c’est eux. Leur but ? Rendre accessibles des informations d’utilité publique d’ordinaire difficiles à dénicher et surtout à déchiffrer. Un projet plus qu’utile en Roumanie.
Regard : Depuis quand existe votre association les Funky Citizens ?
Elena Calistru : Depuis 2012. Nous venons tout juste de fêter nos cinq ans. Nous sommes sept dans l’équipe permanente, mais beaucoup de gens nous aident de temps en temps. Pour le « fact checking » par exemple (vérification des faits, ndlr), nous faisons appel à une vingtaine d’experts, de façon ponctuelle. Dernièrement, nous avons lancé le « Guvernometru », un instrument qui dissèque le plan du gouvernement en 1200 mesures et vérifie si elles sont appliquées. Pour ce faire, nous avons reçu un coup de main de quelqu’un du Conseil des investisseurs étrangers, d’un ingénieur de Sibiu et d’un administrateur de systèmes qui travaille en Hollande. Il y a toutes sortes de gens qui gravitent autour de ce projet et s’impliquent d’une manière ou d’une autre, qu’ils soient designers, dessinateurs, programmeurs ou du milieu de la publicité.
Quelle est votre actualité ?
Je viens de rentrer de Focşani avec l’une de mes collègues. Nous sommes toutes les deux de là-bas et nous sommes allées travailler avec des enfants. Ce sont les lycéens eux-mêmes qui ont organisé l’événement et qui nous ont contactées. Ils étaient 200, un samedi. Nous travaillons de plus en plus dans les écoles pour faire de l’éducation civique. Certains de mes collègues sont actuellement à Oneşti pour un atelier sur les modalités interactives qui permettent d’apprendre comment fonctionne une démocratie. Nous y expliquons l’adoption des lois, les attributions du président et du parlement, ainsi que des choses plus pratiques comme savoir où donner son sang ou que faire en cas d’incendie. Nous avons des retours positifs de milliers de personnes et beaucoup de professeurs nous ont contactés. Nous avons donc créé un kit d’éducation civique. Pour chaque projet, nous travaillons avec des ressources différentes. L’an passé, nous avons monté un camp d’éducation civique avec soixante adolescents où nous avons fait venir des journalistes, un policier, des avocats, un procureur et même un agent du FBI. Le but était de constituer une librairie vivante. Nous avons aussi visité Cotroceni, le gouvernement, la DNA (Direction nationale anti-corruption, ndlr), et simulé l’organisation d’élections. Les enfants ont adoré. Tout cela fait partie de ce kit d’éducation civique que nous testons dans plusieurs lycées. Et à partir de septembre, nous devrions démarrer un vrai programme d’éducation civique dans les écoles primaires.
L’école roumaine ne propose pas d’éducation civique ?
Si, en théorie, mais elle n’est pas dispensée partout dans les faits, et elle est destinée aux 13-14 ans, ce qui est un peu tard. Les manuels sont par ailleurs plutôt vieux, certains datent de quand le pays n’était pas dans l’Union européenne. Autre problème : la manière dont tout cela est enseigné. En Roumanie, les adultes eux-mêmes ne savent pas grand-chose sur l’éducation civique. Pour les jeunes, il faudrait des classes plus interactives. Nos simulations d’élections, par exemple, ont un grand succès car les jeunes apprennent en s’amusant. Ils organisent des débats et dessinent des affiches. Il faut les préparer à devenir citoyen. À 14 ans, on prend sa carte d’identité, c’est la première confrontation avec l’État, l’administration. Or, les adultes eux-mêmes préfèrent éviter les institutions. Un jeune de 14 ans doit saisir qu’aller voter est un droit, que l’État doit s’adresser à lui de manière correcte, et que des procédures existent.
La transparence et la lutte anti-corruption ne sont pas des choses très « funky » …
Ce sont en effet des choses sérieuses alors que nous avons opté pour un nom drôle. Avant, je travaillais chez Transparency International. Quand j’en suis partie, l’indice de perception de la corruption était en augmentation en Roumanie, je me suis alors dit que quelque chose n’allait pas. Ce que nous faisions manquait d’impact. Par accident, j’ai lu le livre Funky business, et j’ai essayé de transposer son contenu au monde des ONG. Notre nom Funky Citizens vient de là. Au début, nous craignions que personne ne nous prenne au sérieux avec un tel nom. Mais lorsque nous avons vu que nous étions cités dans un rapport de la Commission européenne puis par The Financial Times, nous nous sommes dit que nous avions réussi notre coup. Notre finalité est de rendre accessibles des informations pour lesquelles les gens ont généralement peu d’empathie. Lorsque nous nous sommes lancés, personne en Roumanie ne s’attachait à rendre digérable ce contenu aride et compliqué via des formats numériques. Nous avons ainsi commencé avec un projet sur la manière dont est dépensé l’argent public (le site banipublici.ro, ndlr). L’an passé, nous avons organisé un « cooking show » dans plusieurs villes ; l’idée était de montrer aux gens comment comprendre un budget en utilisant une perspective métaphorique, la cuisine. Nous sommes une sorte de traducteur.
Vous démocratisez l’accès à une certaine information…
En quelque sorte, oui. Très souvent, la communication qui concerne l’espace public est unidirectionnelle. Un ministère sort un communiqué en disant que l’économie a crû de 5%. Pour un citoyen lambda, cela ne veut rien dire. Il faut mettre tout cela en perspective sur plusieurs années afin que les gens puissent dialoguer intelligemment avec les autorités. Il faut traduire ce que disent les institutions, et inversement, ce que les citoyens veulent communiquer à ces mêmes institutions. Voilà pourquoi nous faisons constamment des recommandations aux autorités. Certes, leur retour dépend de l’entité en question, des gens en place ainsi que du moment. Lorsque la pression publique est forte, il est plus facile d’être entendu. D’un autre côté, la réticence des autorités se comprend, pendant très longtemps personne ne leur a demandé quoi que soit. En résumé, il s’agit de faire comprendre aux citoyens qu’ils ont le droit de s’exprimer d’une part, et d’éduquer les institutions à la transparence décisionnelle d’autre part. Toutes nos informations sont aussi adressées aux journalistes qui se rendent compte de notre utilité sur les questions de budget, d’acquisitions publiques et de transparence. La presse roumaine dispose à l’heure actuelle de très peu de ressources alors que les sujets ne manquent pas.
Racontez-nous une victoire dont vous êtes fière…
Nous sommes par exemple fiers d’avoir réalisé, au soir de la présidentielle de 2014, un modèle de plainte repris en quelques heures par 12 000 personnes qui n’avaient pas pu voter. Une plainte commune a ensuite été transmise au Parquet avec un dossier pénal dont nous attendons la résolution. Sinon, nous croyons vraiment dans notre projet de vérification des faits et des déclarations des politiques. Durant les manifestations du début de l’année, 1,35 million de personnes ont suivi nos informations. Nous mesurons aussi notre impact grâce aux donations individuelles que nous recevons, qui vont de 2 à 5000 euros, et nous en avons reçu près de 700. Autre victoire, lorsque la mairie de Bucarest a accepté, après trois ans de lutte, de réaliser un débat sur le budget. Même chose lorsqu’une coalition d’ONG dont nous faisons partie a obtenu le changement de la loi sur les partis politiques. Avant, pour créer un parti, il fallait des dizaines de milliers de signatures ; dorénavant, il ne faut plus que trois personnes.
Que signifie pour vous l’apathie civique en Roumanie ?
Malheureusement, dans tous les pays ex-communistes, l’apathie a été générée par une déception énorme après 1990. Les Roumains ont cru qu’ils allaient vivre comme en Europe de l’ouest du jour au lendemain. Or, les politiciens au pouvoir n’ont pas été à la hauteur, et les gens ont perdu l’envie de participer à une vie citoyenne. Entre 30 et 40% des Roumains déclarent ne pas savoir pour qui voter si des élections avaient lieu demain. Ce n’est pas qu’ils ne croient pas en l’importance de voter, ils sont juste déçus du peu d’impact que cela génère. D’autant qu’une grande partie de la population est pauvre. Il est difficile de demander à ces gens d’être attentifs aux questions de transparence. Je considère que c’est surtout le devoir des gens avec des revenus décents de prendre en main ces choses-là. Ce sont eux qui doivent impulser le changement.
Et ce qui vous rend optimiste ?
Quand on voit chaque année qu’il y a de plus en plus de gens qui suivent ce que font les parlementaires et leur mairie avec l’argent public. Durant les manifestations, je suis allée me faire couper les cheveux où je vais d’habitude. On y parle de tout sauf de politique. Or, quand je suis arrivée, les coiffeuses m’attendaient avec un café et voulaient absolument que je leur explique le rôle de la Cour constitutionnelle et de l’avocat du peuple. C’est là qu’on ressent le changement. Ces manifestations ont représenté un moment de maturité pour la société civile roumaine au sens large. Ce fut un peu l’accès à la majorité pour notre démocratie. Les gens ont compris qu’il fallait passer à l’action lorsque notre classe politique dérapait. Il y a eu des manifestations dans des villes où personne n’était sorti durant la révolution. L’impact a été fabuleux et les gens ont désormais les yeux rivés vers nos gouvernants. Les Roumains savent de mieux en mieux s’informer et ils les ont à l’œil.
Comment sera la Roumanie dans 20 ans ?
Je viens précisément d’assister à une conférence où nous nous sommes posé cette même question. Le potentiel est énorme et de plus en plus de gens veulent un changement mais, dans le même temps, c’est comme si nous roulions avec le frein à main tiré. Tout cela dépendra beaucoup de la manière dont la société civile, et surtout le milieu privé, seront intransigeants avec les décisions prises par les politiques. L’avenir, c’est cette société civile qui agit, moins la classe politique. Une démocratie doit par ailleurs être à même d’intégrer des gens divers qui apporteront leur valeur ajoutée. Et puis les personnes pauvres ont été trop longtemps manipulées dans ce pays, elles ont perdu leur dignité. Il y a beaucoup à faire sur ce plan-là.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (mars 2017).