Entretien réalisé le lundi 20 octobre dans la matinée, par téléphone et en roumain (depuis Iași).
Professeur de droit à l’université Alexandru Ioan Cuza de Iași et ancien juge auprès du Tribunal de l’Union européenne basé à Luxembourg, Valerius M. Ciucă analyse le mouvement de protestation des magistrats roumains contre le projet de loi du gouvernement Bolojan visant à relever l’âge de départ à la retraite et à plafonner les retraites des juges et des procureurs*…
L’action des magistrats est-elle justifiée ? Et comment s’inscrit-elle dans un contexte européen ?
Je commencerais par une précision… À la différence des procureurs qui font partie de l’exécutif, les juges ne sont pas des fonctionnaires de l’État, ils ont un statut spécial et ne peuvent pas s’organiser en syndicat. Je dirais même que l’action syndicale leur est totalement interdite. On pense souvent qu’un juge fait partie du système judiciaire, ce n’est pas correct. Le juge représente un pouvoir de l’État, tout comme les membres du gouvernement représentent le pouvoir exécutif et les parlementaires le pouvoir législatif. À mon sens, les juges devraient méditer davantage sur le sujet. Lorsqu’ils se regardent dans le miroir, ils se voient en tant que simples individus, alors qu’ils devraient se dire « devant moi, c’est l’État roumain, voire l’Union européenne », car ils sont tous des juges européens faisant partie de juridictions européennes. D’une certaine façon, ils devraient aborder leur situation de manière plus philosophique. Personnellement, je suis sidéré par leur action, cette grève. En Allemagne, les grèves des magistrats sont strictement interdites. En France, seuls les mouvements de protestation symboliques sont autorisés, tandis que ceux concernant les bénéfices financiers sont interdits. Et en Italie, les grèves sont tolérées si un service minium est assuré, mais sans jamais viser des avantages corporatistes tels que les salaires ou les retraites.
* La Cour constitutionnelle a rejeté ce projet de loi le lundi 20 octobre pour des questions de procédure. Le gouvernement a annoncé qu’un nouveau texte, intégrant les arguments de la Cour, serait présenté prochainement (ndlr).
Pourtant les magistrats disent avoir eux aussi le droit d’exprimer leur mécontentement…
Certes, tout le monde peut protester, y compris un président ou un roi. Mais la manière dont on le fait doit être spécifique à la position occupée au sein de l’autorité publique. On peut protester en écrivant par exemple une lettre afin de dénoncer l’insuffisance des moyens pour exercer sa profession. On peut aussi protester par le silence, ou en refusant tout contact avec le reste des autorités publiques. Ce qui pose problème, c’est l’objet de l’action en cours en Roumanie ; un juge ne devrait jamais protester pour défendre un intérêt personnel. Nulle part dans le monde les juges ne bénéficient d’un salaire exorbitant, car dans le cas contraire, le public pourrait penser que leur conscience a été achetée. Si les magistrats ne tiennent pas compte de leur position particulière, empreinte de prestige, comment pourraient-ils jouir de la confiance de l’opinion ? Bien sûr, les magistrats peuvent protester si leur indépendance est menacée, ou si les pouvoirs publics tentent d’influencer la manière dont sont traitées certaines affaires. Ils auraient notamment pu protester lorsque la Cour constitutionnelle est intervenue dans des questions relevant de l’exécutif, du niveau des salaires au sein des autorités publiques, par exemple, ou lorsqu’elle s’arroge le droit de censurer l’activité législative. Il existe un principe fondamental, « nemo judex in causa sua » : on ne peut juger une affaire dans laquelle on est directement impliqué.
Les magistrats assurent qu’ils continuent de travailler, notamment sur les cas urgents. Est-ce un argument valable alors que la lenteur de la justice est déjà très critiquée ?
Cette justification ne tient pas debout ; il n’existe pas de cas plus urgents que les autres. La loi décrit-elle de tels cas ? Un principe suprême de la justice est celui du « premier venu, premier servi ». La justice ne doit pas faire de différence entre les justiciables, sinon elle devient sélective. Un autre principe important est celui de la célérité. Vous avez peut-être vu des horloges dans les tribunaux à travers le monde. C’est précisément pour rappeler ce principe, car si l’acte de justice devient trop long, on en oublie le motif. Pour revenir à la Roumanie, est-ce normal d’avoir tant d’affaires où intervient la prescription ? Notamment dans les cas de corruption, c’est tout à fait inacceptable, ce n’est plus un acte de justice, c’est une mise en scène. Le principe de la célérité a en outre une valeur psychologique spéciale. Un procès qui traîne affecte profondément, y compris les accusés qui souhaitent purger leur peine et commencer un processus de reconstruction psychique. Je pense aux condamnés à mort, aux États-Unis, qui sont détenus de longues années avant leur exécution. Il s’agit là d’une forme de torture, une traversée du désert inacceptable.
Propos recueillis par Mihaela Rodina (20/10/25).