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Entretien réalisé le mardi 13 mai dans la soirée, par téléphone et en roumain.


Auparavant fiefs du Parti social-démocrate (PSD), les bassins charbonniers des départements de Hunedoara et de Gorj ont voté en majorité pour George Simion à la présidentielle, et pour son parti Alliance pour l’unité des Roumains (AUR) aux législatives de décembre 2024. Éclairage de l’anthropologue Adrian Deoancă, chercheur à l’Institut d’anthropologie Francisc I. Rainer de l’Académie roumaine et lui-même issu d’une famille de mineurs de Petroșani…

Dans la Vallée du Jiu, bassin houiller du pays concentré autour de la ville de Petroșani, les électeurs ont délaissé le PSD pour l’extrême-droite*. Comment l’expliquez-vous ?

La sympathie nationaliste dans cette région ne date pas d’hier. Dans les années 90, au moment de la transition post-communiste, les partis nationalistes étaient déjà plébiscités, tels que celui de Vadim Tudor, le Parti de la Grande Roumanie. Un peu après les années 2000, le PSD est devenu le parti dominant dans la Vallée du Jiu en réussissant à évincer une partie de ce vote nationaliste. Mais en fait, dans ces années-là, le PSD avait déjà intégré des membres du Parti de la Grande Roumanie, juste après la victoire de Ion Iliescu à la présidentielle de 2000. Aujourd’hui, le discours ultranationaliste avec des accents souverainistes et d’auto-victimisation trouve un écho naturel dans cette région auprès d’un public qui y était déjà sensible. Ensuite, une autre raison est à voir du côté du PSD lui-même dont la légitimité s’est érodée ces dernières années. La coalition du parti avec le Parti national libéral (PNL) a sérieusement irrité de nombreux électeurs traditionnels du PSD. D’anciens membres du PNL sont perçus comme étant derrière les mesures d’austérité mises en œuvre dans les années 2010 sous les deux mandats de Traian Băsescu. Des coupes qui ont touché les retraites et les salaires d’habitants de la région, ce qu’ils ont pris comme une humiliation. AUR a donc pu facilement pénétrer ce territoire où domine un sentiment de déception et de trahison. Le parti a d’ailleurs promis la réouverture des mines**, ce qui est vu comme un espoir. Sauf que cette idée est non seulement irréaliste et coûteuse, mais elle est aussi cyniquement trompeuse.

* Au second tour de la présidentielle, le candidat nationaliste George Simion a obtenu 53,5 % des suffrages dans le département d’Hunedoara, dont 52 % à Petroșani, et jusqu’à 66 % dans la ville voisine de Petrila où était exploitée la plus grande mine de houille de Roumanie, aujourd’hui fermée. Dans le département voisin de Gorj où sont situées des mines de lignite, Simion a récolté 61,5 % des suffrages, score le plus élevé à l’échelle nationale. (Ndlr)

** Dans ce bassin houiller, sous la période communiste, une vingtaine de mines étaient exploitées où travaillaient environ 50 000 personnes venues de tout le pays. Une partie d’entre elles ont fermé dans les années 90, puis dans les années 2010, afin de remplir les objectifs européens de décarbonation. Aujourd’hui, quatre mines de houille sont encore exploitées dans la Vallée du Jiu, où 2300 personnes sont employées. Deux vont fermer en 2026 et les deux dernières en 2032. En 2023, le charbon représentait 15 % du mix énergétique de la Roumanie. (Ndlr)

Comment la transition énergétique est-elle perçue dans cette région ?

Il y a un sentiment d’abandon, c’est certain, mais cela a plus à voir avec une histoire de trahisons politiques et d’humiliations économiques qui se sont déroulées tout au long de ces trente-cinq dernières années. Pendant la période communiste, ces mineurs avaient un statut privilégié, économiquement mais aussi symboliquement, et la région était considérée comme essentielle pour l’industrie socialiste. Cette reconnaissance s’effondre après la Révolution, avec une désindustrialisation et une première transition post-carbone. Au milieu des années 90, en quelques années, ces gens se sont retrouvés marginalisés, et le chômage a atteint 25 %. Les mineurs ont ressenti une rupture non seulement dans leur porte-monnaie, mais aussi dans leur tête et dans leur corps. Ils se plaignaient alors de stress, d’épuisement et de dépression. Ils ont également perdu une forme de vie collective, une identité et un réseau social. Depuis, la plupart des gouvernements qui se sont succédé sont arrivés avec toutes sortes de promesses vides qui n’ont fait qu’amplifier ce sentiment d’abandon. On a dit aux mineurs qu’ils pouvaient se réinventer en tant qu’entrepreneurs. C’est cynique, car cette idée dissimule l’effondrement de tout un modèle industriel plutôt que de créer une alternative viable. On a vendu aux habitants des illusions sur le tourisme et les maisons d’hôtes, comme si le travail non qualifié dans l’industrie hôtelière pouvait en quelque sorte remplacer les salaires solides et la dignité collective qu’offraient un emploi bien organisé et syndiqué. Quant aux fonds européens et publics pour la reconversion professionnelle, ils ont été accaparés par des réseaux clientélistes sans vision et parfois sans scrupules. La transition énergétique est un discours un peu plus récent, mais au lieu de signifier une transition juste, une redistribution équitable des ressources et éventuellement un plan sérieux pour la régénération de la région, cela s’est limité en grande partie à quelques conférences souvent organisées par des ONG de Bucarest, qui, aussi bien intentionnées soient-elles, étaient condescendantes envers la population locale.

Cette forme de condescendance a-t-elle eu un impact en faveur du vote AUR ?

Oui, en partie. D’abord, il y a des stéréotypes qui collent encore aujourd’hui aux mineurs, comme cette analyste politique qui a écrit après le premier tour « quand viennent les mineurs », en référence aux minériades* pour signaler l’arrivée des « fascistes ». Ils sont ainsi réduits à cette image de masses violentes, hors de contrôle et presque primitives, au lieu d’être considérés comme des personnes affectées par les politiques publiques qui ont besoin d’être écoutées et considérées. C’est un mépris de classe qui alimente le discours victimisant de l’extrême-droite. Autre exemple, il y a quelques années, un projet de centrale hydroélectrique sur la rivière Jiu a été contesté par des ONG environnementales et il a été stoppé à 90 % de sa finalisation. Bien sûr, il faut passer à des énergies sans carbone et sans dommage pour l’environnement, mais ici, la transition verte est vue comme une promesse creuse. Quand des personnes venues de Bucarest s’opposent à la réussite d’un projet qui, pour certains, aurait signifié des emplois, les locaux ont un peu le sentiment que tout est tourné contre eux. Et AUR sait très bien jouer cette carte, en promettant la renaissance de l’industrie et la restauration de la dignité perdue tout en blâmant des ennemis : les « étrangers », les ONG et les élites au pouvoir.

* Événements violents des années 90, quand les mineurs de la Vallée du Jiu ont été appelés par le gouvernement de Ion Iliescu pour violenter des manifestants à Bucarest. (Ndlr)

Propos recueillis par Marine Leduc (13/05/25).

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