Entretien réalisé le vendredi 17 octobre dans l’après-midi, par téléphone et en anglais.
Dimanche 26 octobre, une grande messe de consécration aura lieu à la Cathédrale du Salut de la Nation – Catedrala Mântuirii Neamului Românesc – de Bucarest, plus grand édifice orthodoxe du monde. Cet événement marquera l’ouverture officielle au public après plus de dix ans de travaux. Regard a rencontré l’anthropologue italien Giuseppe Tateo qui a réalisé une monographie sur le bâtiment…
Comment la société roumaine voit-elle l’ouverture de cet édifice pharaonique ?
C’est un projet controversé dont la signification varie selon les personnes. Bien sûr, pour les paroissiens qui ont fait des dons pour sa construction, pour ceux qui vivent l’Église chaque jour, c’est un événement important, et un projet particulièrement grandiose, le plus haut lieu de culte orthodoxe du monde, et aussi le plus grand en termes de volume*. Pour les hiérarques, les clercs et les membres de l’Église orthodoxe roumaine, il s’agit de la célébration d’une ère post-communiste où ils ont recouvré beaucoup de pouvoir et de visibilité. Après la chute du régime communiste, l’Église orthodoxe souhaitait se réapproprier l’espace public après en avoir été expropriée. En l’espace de trois décennies, elle a construit plus de 4000 églises, 34 cathédrales, avec une grande part des financements provenant de fonds publics, du secrétariat d’État aux cultes, et des conseils municipaux et régionaux. Elle ne pouvait pas tout réaliser avec ses propres fonds, il fallait donc interagir avec les acteurs politiques pour obtenir d’autres financements. Conséquence, la religion occupe désormais une place importante en termes de priorité et de ressources. À l’opposé, pour d’autres personnes, cette cathédrale est un exemple de mauvaise gestion ; 270 millions d’euros ont été utilisés pour sa construction, en grande majorité des fonds publics. Beaucoup auraient préféré que cet argent bénéficie à l’éducation, la santé ou les infrastructures, plutôt qu’à un bâtiment aussi imposant. Cela reste un sujet brûlant.
* Haute de 120 mètres, la Cathédrale du Salut de la Nation peut accueillir jusqu’à 5000 fidèles, et s’élève plus haut encore que le bâtiment du Parlement roumain. Votée en 2004, la construction a été entamée en 2011 sur un terrain de 11 hectares offert par le gouvernement roumain. En novembre 2018, elle fut déjà « sanctifiée ». Source : La Croix.
Son nom, Cathédrale du Salut de la Nation, ainsi que son emplacement, tout près de la gigantesque Maison du peuple construite sous le régime communiste et qui abrite le Parlement, ne posent-ils pas question ?
Il y a deux dénominations : « Cathédrale du Salut du Peuple » ou « de la Nation », ce qui peut effectivement interroger. Le terme de « Cathédrale nationale » est aussi de plus en plus utilisé. Cela pose problème car l’idée de salut spirituel est associée à celle du peuple ou de la nation. C’est suggéré que le salut n’est pas individuel mais collectif, lié à la nation. D’un point de vue théologique, c’est également problématique, comment une collectivité pourrait-elle être sauvée ? Par ailleurs, cela implique que les Roumains sont tous orthodoxes, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les Roumains sont catholiques, protestants, musulmans, juifs, etc. Ce nom a été proposé il y a 100 ans, quand la situation du pays était très différente*. À l’époque, le nationalisme était perçu positivement car il impliquait le démantèlement d’immenses empires. Alors qu’aujourd’hui, le nationalisme, surtout après la Seconde Guerre mondiale, est plutôt devenu un concept négatif qui engendre plus de conflits que d’unité. Quant à l’emplacement, entre l’Académie roumaine, le Parlement et le ministère de la Défense, il en dit long sur la façon dont le bâtiment principal de l’Église orthodoxe roumaine sera désormais au cœur du pouvoir national. De fait, la politique fait partie intégrante du projet. La cathédrale est construite sur un terrain qui a été transféré du domaine public à l’Église, et des lois spécifiques ont été promulguées pour que sa réalisation bénéficie d’un financement public et que le terrain devienne propriété du patriarcat roumain. De plus, le financement ne provient pas seulement du gouvernement, mais également de chaque mairie de secteur de la capitale.
* L’ouverture de la cathédrale en 2025 a lieu 140 après la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe roumaine, et 100 ans après la reconnaissance du Patriarcat de Roumanie.
Qu’est-ce que cet événement reflète du rapport à la religion en Roumanie ?
La fréquentation des églises est élevée en Roumanie par rapport à d’autres pays, d’une manière qui est parfois fascinante à observer. Quand je suis à Bucarest, je visite toujours la petite chapelle près de la cathédrale, car il y a un prêtre charismatique qui attire des centaines de fidèles. Je me dis alors que les gens n’adhèrent pas à l’Église d’une façon très dogmatique et théologique, qu’ils sont plutôt fascinés par les leaders charismatiques, et qu’ils recherchent une figure capable de leur apporter des réponses et du réconfort. Au-delà de l’aspect religieux, l’aspect humain me semble essentiel. Les églises sont le seul endroit où l’on n’est pas censé payer pour parler avec quelqu’un. J’ai entendu des prêtres roumains dire que « les psychologues sont pour les riches, les prêtres pour les pauvres ». Ce n’est pas tout à fait faux, même s’il s’agit de deux expertises bien distinctes. Malgré le coût élevé de la construction des églises, il faut aussi admettre que les acteurs religieux jouent un rôle social fondamental.
Propos recueillis par Marine Leduc (17/10/25).
Note :
Lien vers le livre de Giuseppe Tateo, issu de sa thèse et publié en 2024 : https://polirom.ro/autori/3690-giuseppe-tateo