Entretien réalisé le dimanche 23 juin dans l’après-midi au parc Romniceanu à Bucarest, en anglais.
Originaire de Kyiv, Vika Medvedeva, 31 ans, est danseuse et chorégraphe de danse contemporaine. Elle est arrivée en Roumanie après le début de l’invasion russe le 24 février 2022. Dans cet échange, elle partage ses impressions sur la scène roumaine et l’art en temps de guerre…
Comment percevez-vous la scène de danse contemporaine en Roumanie et quelles sont les différences avec celle en Ukraine ?
En Roumanie, je dirais que la danse contemporaine se tourne plus vers la recherche d’un sens, d’un concept ou d’une histoire. Il y a plus de texte et pas seulement de la danse, ce qui n’est pas le cas en Ukraine où je vais danser en continu. Cela me manque parfois. Et c’est peut-être aussi pour ça qu’il est plus difficile pour moi de m’intégrer dans des spectacles, car dans la majorité des castings, ils recherchent des danseurs qui parlent roumain et disent un texte en roumain. Je pense que cette vision des choses est aussi liée aux critères de financements. Quand des danseurs envoient une candidature pour des fonds, notamment à l’Administration du fonds culturel national (AFCN, ndlr), il faut qu’il y ait un processus de recherche, un concept, un discours derrière le spectacle. Ici, il est très compliqué d’être financé pour un spectacle de danse uniquement. Ceci étant, la Roumanie propose plus de ressources pour la danse contemporaine qu’en Ukraine où il n’y a aucune aide de l’État. On doit se débrouiller avec nos propres moyens grâce aux cours de danse que l’on donne ou à la billetterie des spectacles. Par ailleurs, ce mélange des genres en Roumanie a été pour moi une belle découverte, en particulier le travail avec les acteurs qui ont une autre vision du monde et de l’art. J’ai eu l’opportunité de collaborer avec un théâtre à Timișoara aux côtés de comédiens et de dramaturges, et j’ai pu apprécier comment mes connaissances en tant que chorégraphe peuvent s’intégrer dans le théâtre. Ici, la majorité des acteurs ont aussi une formation de danseur et vice versa, c’est ce qui leur est proposé à l’Université nationale d’art théâtral et cinématographique (UNATC, ndlr). Je trouve ça très intéressant.
Comment la guerre se reflète-t-elle dans l’art en Ukraine et dans votre propre art ?
L’art en Ukraine n’est pas tant lié à la guerre qu’à la redécouverte et à la promotion de notre culture, de notre folklore, de nos traditions, de notre gastronomie… C’est quelque chose d’important en ce moment parce que notre culture a été dénigrée ou détournée. De mon côté, au début de l’invasion russe, quand j’étais pleine de peur et de colère, j’ai commencé à créer des spectacles autour de la guerre. Mais j’ai réalisé que les spectateurs des autres pays européens ne sont pas prêts à les accueillir. Ils applaudissent, soutiennent, mais ils ne peuvent pas ressentir dans leur chair ce que je ressens. On peut créer de l’art avec la guerre, danser sur la guerre, écrire sur la guerre. Mais sur scène, quand je pleurais sur scène, j’ai réalisé que les spectateurs non ukrainiens ne comprenaient pas vraiment ce que j’essayais de transmettre. Alors j’ai arrêté. Et puis je ne voulais plus être vue comme une victime, ni que les Ukrainiens soient toujours vus comme des victimes. Certes, il y a toujours des victimes dans l’Histoire, dans les pièces de théâtre, avec cet antagonisme entre la victime et le coupable. Mais quand c’est toi la victime, quand tu es sur scène et que tu es une victime dans la réalité, que tu ne la joues pas, là c’est une autre histoire. Je préfère donc faire autre chose. Les gens savent que la guerre existe, qu’elle est là, en Ukraine et ailleurs. Dans la culture des peuples touchés par les conflits, la guerre va rester, être intégrée dans les mémoires. Mais ailleurs, les gens ne sont pas affectés de la même manière.
Qu’avez-vous appris sur vous-même depuis votre arrivée en Roumanie ?
J’ai appris à être plus ouverte. J’ai la sensation que nous sommes plus fermés en Ukraine, plus sérieux, et qu’il est plus difficile pour nous de communiquer entre nous et de partager nos émotions. Probablement un héritage du passé soviétique où les autres, en dehors de la famille, était vus comme des ennemis. Ici, j’ai appris à m’ouvrir, à faire plus attention aux gens autour de moi. Les autres danseurs ou chorégraphes demandent mon opinion, si je suis d’accord avec tel mouvement ou telle chorégraphie. C’est agréable de voir que mon avis compte. Ceci dit, je pense que la guerre génère aussi des changements dans la société ukrainienne, beaucoup ont été dans d’autres pays européens, et ils vont ramener quelque chose de ces pays. J’espère que cela aidera les Ukrainiens à être plus sensibles, à s’entraider. On doit réapprendre à vivre ensemble. En ce qui me concerne, en tant qu’artiste, je pense que je ne suis pas encore prête au retour. C’est difficile à expliquer… Bien sûr, je suis attachée à ma famille et à mon pays, mais je sens que j’ai plus d’avenir professionnel en Roumanie en tant qu’artiste. J’ai été très bien accueillie et j’ai participé à de nombreux projets, notamment à Timișoara, quand la ville fut capitale européenne de la culture l’année dernière. La situation est plus compliquée pour moi cette année, mais je trouve qu’il y a plus d’opportunités et de perspectives ici.
Propos recueillis par Marine Leduc.
Note : Lors de précédentes éditions, nous vous avons indiqué une très belle série d’Arte : « Kiev, un opéra en guerre », réalisée par Éric De Lavarène (France/2024). Elle est en accès libre jusqu’au 12/09/2026 : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-024356/un-opera-en-guerre/