À travers ses livres, Tatiana Niculescu explore une autre Roumanie, mystérieuse et secrète, avec ses personnages anonymes ou célèbres. Ancienne journaliste pour la BBC, deux de ses ouvrages ont inspiré Au-delà des collines, le film de Cristian Mungiu primé à Cannes. Depuis, les succès de librairie se sont enchaînés. Maître dans le genre biographique, Tatiana Niculescu poursuit son chemin, celle d’une grande conteuse.
Regard : Sur quel livre travaillez-vous en ce moment ?
Tatiana Niculescu : Je viens tout juste de terminer la phase de documentation d’une biographie sur le prêtre Arsenie Boca. Cela peut prendre quelques mois, voire un ou deux ans. Pour Arsenie Boca, j’ai commencé l’été dernier. Depuis plusieurs années, j’écris des biographies sur des personnages historiques, c’est peut-être une façon d’essayer de comprendre ma propre vie. Cette fois-ci, j’ai décidé de me pencher sur Arsenie Boca car j’ai constaté que c’était probablement la personnalité qui suscitait le plus d’émotions en Roumanie. Et ce indifféremment de l’âge, du sexe ou du milieu culturel. Au-delà de la popularité et de l’aura qui entourent cet homme, je me suis dit qu’il était important de comprendre qui il était vraiment. Pour cela, j’essaie minutieusement de me mettre à sa place en m’efforçant de parcourir ses lectures, saisir sa façon de penser et les raisons pour lesquelles il a pris telle ou telle décision. Je travaille un peu à l’ancienne dans le sens où je fais beaucoup de fiches, de portraits et d’esquisses biographiques. Ainsi que des chronologies : sur l’époque en question, la vie de mon personnage et les événements du moment. Plus que l’écran, le papier me permet de mieux voir la corrélation entre des événements qui relèvent de la biographie personnelle et d’autres qui sont de nature collective. Je peux alors facilement entrecroiser, superposer.
Après déjà de longs mois auprès de lui, pouvez-vous déjà dire qui était Arsenie Boca ?
Arsenie Boca était d’abord prêtre. Il est surnommé le « saint de l’Ardeal ». Il a vécu entre 1910 et 1989 et suscite aujourd’hui un véritable culte dont les ressorts sont à la fois mythologiques et folkloriques, religieux et magiques, à tel point qu’il est très difficile de déceler le vrai de ce qui relève du fantasme. Il y a d’ailleurs déjà pas mal de biographies romancées à son sujet. Autre aspect : il existe une forte pression populaire pour qu’il soit canonisé par l’Église orthodoxe. Mais qu’il devienne ou non un saint n’est pas le plus important à mes yeux, c’est sa vie qui m’intéresse. Une existence qui coïncide, en partie, avec l’entre-deux-guerres, comme pour la reine Marie, le roi Mihai et Corneliu Zelea Codreanu, trois autres personnalités dont j’ai également écrit la biographie. Mon but est avant tout de comprendre pourquoi Arsenie Boca soulève autant de passion auprès de gens si différents : des paysans aux étudiants, en passant par les intellectuels et des gens qui ne sont pas forcément intéressés par la religion. Sans oublier les chauffeurs de taxi qui très souvent arborent sur leur rétroviseur une petite icône le représentant, ou encore les personnes hospitalisées qui dorment avec son icône sous leur oreiller. Il est partout, c’est une sorte de modèle religieux. Une véritable industrie lui est consacrée, brochures, photos, bracelets, colliers, tasses… À Prislop où il a été enterré, il y a des pèlerinages qui rassemblent des centaines de milliers de personnes. Une amie, maître de conférences à l’université, a récemment interrogé ses étudiants sur la personnalité roumaine actuelle ou passée qui les fascinait le plus. Une majorité a répondu Arsenie Boca.
Pourquoi avoir voulu aborder une nouvelle fois la période de l’entre-deux-guerres ?
Mon lien avec cette époque est venu un peu par hasard. Il y a eu les 140 ans de la naissance de la reine Marie en 2015, or je connais plutôt bien Balchik, lieu qui lui était cher. J’ai été fascinée par le fait qu’elle ait voulu que son cœur soit enterré là-bas après sa mort. Pour l’anecdote, aujourd’hui il n’y est plus, il repose au palais de Pelișor. Mais à l’époque, la ville faisait partie du Quadrilatère roumain par la suite cédé à la Bulgarie. Je voulais raconter l’histoire de ce cœur car la tradition médiévale, voire pré-médiévale, de séparation du cœur du reste du corps n’a guère été pratiquée en Roumanie. Aucun prince régnant ne l’a demandé. Cette biographie sur la reine, la première que j’ai écrite, s’ouvre ainsi avec sa mort et la séparation du cœur du reste du corps. Puis, j’ai poursuivi avec l’entre-deux-guerres en m’intéressant au roi Mihai et à Corneliu Zelea Codreanu. Ce que je fais relève à la fois de l’archéologie et d’un travail de détective car il faut mêler observation et déduction. C’est passionnant. Si je devais résumer, je dirais que je suis d’abord une conteuse d’histoires.
Cette époque fascine-t-elle toujours autant les Roumains aujourd’hui ?
Je crois, oui. En partie parce que durant la période communiste, l’histoire de l’entre-deux-guerres a été déformée. Ma génération a appris à l’école que les grandes figures de cette époque étaient tous des traîtres ou des bourgeois. Les manuels d’histoire regorgent de clichés. Depuis 1990, les gens veulent redécouvrir ces figures pour rétablir une forme de vérité. Autre chose : cette époque est également idéalisée. En tant qu’État moderne, notre pays n’a que cent ans. Retirez plus de quarante ans de dictature communiste ainsi que les années de guerre et la période de dictature royale de Carol II, il ne reste environ que quarante ans d’expérience, par ailleurs trouble, de vie démocratique. La période de l’entre-deux-guerres en fait partie. Demeurent aussi les qualités humaine et intellectuelle des hommes politiques et des personnalités de l’époque. La reine Marie en est un exemple frappant. Je ne m’explique d’ailleurs toujours pas pourquoi aucune coproduction roumano-britannique (la reine Marie est née au Royaume-Uni, ndlr) n’a pas encore été envisagée sur sa vie. Il y a là tous les ingrédients : l’exotisme, sa force de caractère, sa beauté et son élégance, son habileté politique et son rôle durant la guerre. Sans oublier son attachement profond à l’égard d’un pays, la Roumanie, qu’elle a aimé follement. Elle constitue une sorte de modèle et c’est ce que les gens recherchent aussi, sans doute. Si vous lisez ses écrits, vous y trouverez d’extraordinaires leçons de vie, au milieu des tourments de la guerre et des épidémies de typhus. Cette femme inspire admiration et courage. Il est selon moi normal qu’elle fascine, d’autant que nous n’avons pas eu après de personnalités pouvant reprendre le flambeau.
Quel regard portent les historiens sur votre travail ?
Je me trouve dans une situation a priori ingrate mais plutôt confortable, je ne suis nulle part, et certainement pas historienne. En littérature, le public roumain et la critique ne sont pas familiarisés avec le genre biographique car il n’y a pas dans ce pays de tradition littéraire « non fiction », comme disent les Anglais. Au final, cette position de conteuse d’histoires et de détective me convient tout à fait. Même si cela m’oblige à beaucoup de rigueur, techniquement parlant, car ce que j’écris implique un exercice quasi ascétique de l’impersonnalité. Je veux dire par là que je dois sans cesse me dominer pour ne pas projeter sur mes personnages et une époque mes émotions, voire juger. Dans mes livres, j’essaie de restituer tout ce qui relève de l’intime et reconstituer un monde. De fait, le moment le plus difficile a lieu quand j’ai terminé la phase de documentation et que je dois appréhender l’époque avec les yeux de mon personnage. J’éprouve souvent des doutes car je dois aussi faire des suppositions mais, même là, je me garde bien d’émettre des jugements définitifs.
Qu’aimeriez-vous encore découvrir de la Roumanie ?
Pour un écrivain, ce pays constitue une mine d’or. Il est impossible de s’y ennuyer un seul instant, il y a partout un potentiel d’histoires extraordinaire. J’aimerais découvrir tout cela, le plus possible du moins. Notamment toutes ces grandes personnalités, certaines oubliées, de notre culture. Mais aussi des contemporains, parfois anonymes, ayant des histoires de vie extraordinaires qui mériteraient d’être racontées. Je les découvre, comme tout le monde, en lisant, notamment. Que ce soit en suivant l’actualité, en lisant un article ou même un blog. Cela suffit parfois pour faire germer l’idée d’un livre. Mais pour le moment, je reste attachée au 20ème siècle car selon moi, il y a encore beaucoup de choses à découvrir et à déconstruire afin de les observer sous un regard neuf.
Parlez-nous de votre ancien métier, celui de journaliste, notamment à la BBC à Londres. Que vous a-t-il apporté ?
J’ai étudié à la faculté de lettres à Bucarest, mais je ne pensais pas du tout à l’époque devenir un jour écrivain, par timidité probablement. J’ai alors penché pour le journalisme et j’ai travaillé 14 ans à la BBC. La radio m’a fascinée, notamment la voix et ce qu’elle peut transmettre au-delà du timbre, de l’intonation ou du rythme. Je pense avoir conservé des réflexes de journaliste dans mon métier d’écrivain, auquel je suis arrivée un peu par hasard. Notamment dans le fait de me documenter et de vérifier mes sources. Mais aussi pour savoir déceler le potentiel d’une histoire. Autre emprunt au journalisme : la curiosité et savoir aborder les gens et une époque d’un autre point de vue que celui qui se véhicule généralement. C’est de là que je suis partie pour arriver à qui je suis aujourd’hui, une conteuse d’histoires. Pour revenir à la BBC, j’y ai appris surtout à ne pas me dépêcher ainsi qu’à ne pas donner de verdict à la hâte. L’expérience là-bas et plus généralement de la radio ont aussi renforcé ma passion pour l’impersonnalité. Comparée à la presse écrite ou à la télévision, la radio est un moyen de communication bien plus éphémère et bien moins personnel. Lorsque vous écrivez un article, votre nom est présent et cela cultive une certaine vanité en tant qu’auteur. Pareil avec la télévision où il faut travailler son image et où les gens vous reconnaissent. Alors qu’à la radio, les mots sont prononcés mais se perdent presque instantanément. Personne ne vous voit ou ne vous reconnaît. C’est un parfait exercice d’impersonnalité. Aujourd’hui, le temps du journalisme est pour moi révolu, mais je revis un peu de cette expérience d’une autre manière à travers chacun de mes livres.
Quel avis portez-vous sur la manière dont les médias communiquent en Roumanie ?
J’ai quitté la presse en 2008. Le type de journalisme qui se pratique partout et pas seulement dans ce pays ne m’intéresse pas. La logique du « breaking news » perpétuel n’a, selon moi, aucun sens. C’est d’ailleurs aux antipodes de qui je suis. Pour d’autres, c’est sans doute passionnant, voire vital. Pour m’informer, je n’utilise pas la télévision. Comme je le mentionnais précédemment, nous sommes encore un pays très jeune, adolescent. C’est aussi la raison pour laquelle je me sens optimiste, dans le fond. Car comment sont les adolescents ? Ils ont des réactions impulsives, contradictoires et veulent toujours avoir raison. Et ils ont beaucoup de mal à respecter des règles ; l’ordre et la discipline les agacent. Dans le même temps, ils sont créatifs, inventifs, poétiques, romantiques, fous et drôles, un peu à l’image de la Roumanie, un État moderne qui vient tout juste d’avoir 100 ans. C’est beau mais parfois difficilement supportable.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (mars 2018).