Fin mai, un peu avant de s’envoler vers Chişinău, la Secrétaire générale de la Francophonie, Michaëlle Jean, a accordé un entretien à RFI Roumanie et Regard. Sans langue de bois, elle nous a donné sa vision de ce que doit être l’espace francophone, notamment sa stratégie économique.
Vous venez de rencontrer le président Klaus Iohannis. De quoi avez-vous parlé ?
Nous avons notamment discuté de l’organisation d’un forum économique en Roumanie en 2018 réunissant tous les acteurs de l’espace francophone. Le président Iohannis soutient l’initiative. Il faut encourager ce dynamisme déjà existant au sein de la Francophonie, concrétiser les synergies dans divers domaines. La stratégie économique est au cœur de notre feuille de route, de façon très pragmatique. L’espace francophone est à un tournant et je ne trouve que de l’enthousiasme, au-delà d’un simple état des lieux et d’avancées jusqu’à présent trop timides.
Nous sommes devenus plus pro-actifs. Par exemple, en Afrique subsaharienne francophone, en encourageant les incubateurs de petites entreprises où s’impliquent notamment les femmes et les jeunes, on se rend compte qu’il y a des liens à créer au sein de l’espace francophone. Je pense en particulier au secteur des nouvelles technologies de l’information, bouillonnant en Afrique, et déjà bien développé en Roumanie. Ou bien à celui des cosmétiques, des phytomédicaments et des nutraceutiques que nous soutenons en Afrique, des produits très demandés ici et ailleurs. Je voudrais aussi insister sur le fait que l’expertise de certains pays francophones dans la certification et les normes de qualité est cruciale afin que ces produits puissent être mis sur le marché.
Tout au long de votre carrière, votre souci a toujours été d’aider les démunis, et la Francophonie contient précisément ce message politique fort de soutien à « ceux qui ont peu ». Vous dites que l’avenir de la Francophonie passe par l’économie, mais quelle économie ?
Une économie équitable, une économie dans une éthique du partage. Le prochain sommet de la Francophonie – qui se tiendra à Madagascar à l’automne, ndlr – s’est précisément donné pour thème la « croissance partagée et responsable ». Nous n’avons pas d’autres choix, nous sommes tous frappés par les mêmes défis, les mêmes turbulences, les solutions ne pourront donc passer que par le partage, par une croissance équitable et raisonnée. C’est une évidence.
Mais sans doute y a-t-il des personnalités politiques que vous devez encore convaincre de cette évidence...
Je crois qu’aujourd’hui tous les politiques ressentent cette urgence. Dans les pays où la majorité de la population a moins de 25 ans, les chefs d’État me disent qu’il est absolument nécessaire de créer des opportunités pour les jeunes. Sinon, le risque est énorme, et ils en sont tout à fait conscients.
L’un des domaines clés pour une croissance équitable est l’agriculture, plus précisément le développement durable dans l’agriculture. En Roumanie, plusieurs entrepreneurs agricoles, notamment étrangers, se sont regroupés au sein d’un collectif afin de promouvoir une certaine éthique dans ce secteur. Qu’en est-il en Afrique ?
Au Sénégal, par exemple, je suis allée en octobre dernier à la rencontre de collectivités qui œuvrent à la revitalisation de mangroves, de reforestation, d’exploitation de plantes à valeur ajoutée, comme le moringa. J’ai aussi discuté avec des femmes aidées par l’OIF via le programme francophone d’appui au développement local Profadel dans la transformation des céréales, la production de miel, etc. Il est formidable de voir qu’à la veille de la Cop21 – Conférence de Paris sur le climat, décembre 2015, ndlr – des populations avaient déjà trouvé des solutions durables et viables afin de repenser leurs activités de production, et ce dans une approche très collective. Ce que vous mentionnez sur la Roumanie, ce collectif d’agriculteurs, vaut la peine d’être mis en lien avec ce dont je vous parle au Sénégal, pour un nouveau modèle de développement économique, une autre façon de faire.
Il y a cette volonté de repenser les choses un peu partout qui ne demande qu’à être partagée. Cette notion de partage est essentielle. Le 10 mars dernier, l’Organisation internationale de la Francophonie, a d’ailleurs lancé une plate-forme numérique dénommée Libres ensemble. Son but est de permettre aux jeunes ayant des projets innovants de créer du lien entre eux, d’échanger sur des situations de grande urgence, d’être solidaires. En créant cet espace virtuel, on ne s’attendait pas à autant d’enthousiasme, c’est très réjouissant. Les jeunes ne sont pas individualistes et apathiques, bien au contraire.
Comment votre organisation réagit-elle face aux récentes vagues d’attentats terroristes d’une part, et à la crise des réfugiés d’autre part ?
Il n’y a pas de panacée, mais une force de propositions existe. L’OIF a organisé du 6 au 8 juin à Paris une conférence consacrée à la lutte contre le terrorisme et la radicalisation en présence d’experts de l’espace francophone ainsi que hauts responsables, ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères, et de la Défense. Plusieurs chefs d’État ont d’ailleurs mandaté l’OIF pour être un facilitateur, explorer des stratégies dans cette lutte contre le terrorisme. Comment anticiper, partager nos moyens de protection, nos expériences en matière de formation des forces de sécurité… D’autant qu’il y a aujourd’hui un déséquilibre au sein de l’espace francophone. Le plan Vigipirate en France, par exemple, coûte une fortune. Donc, tous les pays ne disposant pas de tels moyens, il faudrait davantage mettre en commun nos dispositifs et nos renseignements. Mais le plus crucial, c’est la prévention. D’ailleurs, la plate-forme Libres ensemble participe à cet effort de mobilisation des jeunes autour de valeurs à contre-courant des discours radicaux.
Quant à la crise des réfugiés, l’espace francophone est à la fois composé de pays de départs, d’arrivées et de transit. C’est à la source du problème qu’il faut agir au lieu d’investir des milliards d’euros dans des murs, de nouvelles frontières, des centres de détention, des opérations de rapatriement… Pourquoi ne pas plutôt investir davantage dans le développement ? Et je pense qu’il faudrait arrêter de distinguer les réfugiés de guerre des réfugiés économiques ou climatiques. Il s’agit de drames humains auxquels on se doit de répondre avec éthique et cœur. J’ai personnellement vécu l’obligation de fuir, de tout laisser derrière soi, de ne pas savoir ce qu’il va se passer, de repartir de rien. C’est tragique, mais la différence se fait dans la façon dont on vous accueille. D’autant que le réfugié n’arrive jamais les mains vides, il arrive avec une volonté de participer, de contribuer, un souci de redonner. Combien de pays européens ont bénéficié par le passé de cette énergie-là, de cette énergie immense de vouloir se reconstruire. En même temps, je préférerais évidemment que tous ces gens n’aient pas à quitter leur pays à cause de circonstances intenables. C’est pour cela qu’il faut investir dans le développement, l’éducation, la formation professionnelle. Mais je veux rester optimiste parce que c’est l’énergie qui m’a toujours animé, même dans la détresse.
Propos recueillis par Ana Maria Florea-Harrison (RFI Roumanie) et Laurent Couderc (juin 2016).