Entretien réalisé le dimanche 11 février dans l’après-midi, par téléphone et en roumain.
Sandu Valentin Mateiu est un commandant de réserve de l’armée roumaine. Il explique ici pourquoi la guerre en Ukraine est loin d’être terminée, deux ans après le début de l’invasion russe…
En 2024, quel sera le scénario le plus vraisemblable concernant le conflit russo-ukrainien ?
Il est très difficile d’esquisser un scénario, même si nous disposons de quelques éléments. Sur la ligne de front, nous allons avoir une guerre d’usure. Si ce front peut se stabiliser, les Ukrainiens sont en train de perdre des sites stratégiques comme Avdiivka – d’où les troupes ukrainiennes viennent effectivement de se retirer, ndlr – ou Koupiansk, à l’est du pays. Les Russes sont à l’offensive. Ceci étant, une victoire n’est possible qu’au niveau tactique, il n’y aura probablement pas de percée sur la ligne de front. Un deuxième élément est lié aux sociétés et aux économies des deux États. Il faut s’attendre à ce que celles-ci s’engagent davantage dans le conflit. À cela s’ajoute la stratégie de frappe en profondeur ; chacun des belligérants tente de toucher l’industrie de défense de l’ennemi. Les Ukrainiens visent aussi l’infrastructure pétrolière et gazière russe, notamment les raffineries. Mais je pense que chacun des deux adversaires aura des difficultés. Côté ukrainien, bien que les défenses aériennes fonctionnent, Kiev n’a pas la capacité de soutenir une attaque systématique sur des cibles en Russie. Le troisième élément a trait à la manière dont les deux États, qui dépendent tous deux de l’aide étrangère, vont parvenir à assurer leur survie. L’Union européenne essaie désormais de compenser l’interruption, temporaire, espérons-le, de l’aide américaine et se prépare à un scénario qui verrait le président Trump la bloquer complètement. De son côté, la Russie a annoncé avoir fait entrer son industrie de défense en régime de guerre, ce qui n’empêche pas qu’elle soit toujours dépendante à la fois de l’aide de la Chine, mais aussi de sa capacité à contourner les sanctions. Autre aspect central, alors que les deux parties affirment se préparer à un conflit long, elles semblent guetter le retour éventuel du président Trump à la Maison blanche. Chacun doit tenir jusqu’à ce moment-là. L’Ukraine se tournera alors entièrement vers l’aide européenne ; quant à la Russie, elle essaiera de capitaliser sur ce changement.
Que pensez-vous de l’interview que Vladimir Poutine a récemment accordée au journaliste américain Tucker Carlson ?
Le discours de Poutine s’adressait principalement au public américain. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a commencé l’entretien par cette leçon d’histoire où il a réécrit plusieurs chapitres. Par exemple, il a reproché à la Pologne d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale. Pour le reste, son discours a été celui qu’on lui connaît depuis deux ans : la Russie est en guerre contre l’Occident dans son ensemble et a attaqué l’Ukraine précisément pour arrêter cette guerre. Ce qui est en soi assez difficile à comprendre. Il s’est aussi attelé à diviser l’Occident en invitant notamment la Roumanie et la Hongrie à s’emparer d’une partie du territoire de l’Ukraine. Il a surtout insisté sur la Hongrie, ayant découvert qu’il y avait des Hongrois dans l’oblast de Transcarpatie – en Ukraine, ndlr. Sans mentionner toutefois qu’il ne s’agit que d’environ 150 000 Hongrois sur une population de plus d’un million d’habitants. On a aussi senti qu’il appréciait le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, avec qui il peut discuter de l’avenir de l’Europe. Car le nœud du problème est bien là ; continuer de modifier les frontières par la force reviendrait à détruire l’ordre mondial créé après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, je ne pense pas que cette interview change grand-chose aux stratégies et aux décisions des chancelleries occidentales. Le public américain ne croit pas non plus à ce que dit le chef du Kremlin. Ceci étant, il a envoyé un message assez clair au camp conservateur et à l’équipe de Donald Trump : il ne reculera pas. Mais il est difficile de savoir comment cela a été interprété, d’autant plus dans le contexte des dernières déclarations de Trump, quand celui-ci a soutenu qu’il ne défendrait pas les pays de l’Otan mauvais payeurs en cas d’attaque russe.
Que pensez-vous de la place de la Roumanie en tant que pays frontalier du conflit alors que son rôle au sein de l’Otan semble de plus en plus stratégique ?
La Roumanie sera en première ligne si Poutine parvient à contrôler l’Ukraine. Et si l’on parle toujours plus de la situation au nord, du danger que la Russie attaque les États baltes, la réalité est que c’est ici, plus au sud, qu’il y a de vrais risques. Il est très probable qu’un Poutine contrôlant l’Ukraine fasse immédiatement pression sur la Moldavie, en forçant l’arrivée de pro-russes au pouvoir et en transformant le pays en un État contrôlé par le Kremlin. Cela nous rend donc stratégiquement extrêmement importants. Nous sommes l’un des deux canaux par lesquels l’Ukraine respire ; il y a la Pologne, et puis nous, la Roumanie. Jusque-là, notre politique a été de suivre nos alliés de l’Otan ainsi que ceux de l’UE, sans toutefois nous démarquer, précisément pour éviter toute escalade. Pour l’instant, la Russie maintient les distances. À l’embouchure du Danube, elle n’a attaqué qu’avec des drones, et non pas avec des missiles de croisière. C’est une chose que des drones atterrissent accidentellement sur le territoire roumain, ç’en est une autre qu’un missile de croisière devienne incontrôlable, fasse de nombreuses victimes et cause des destructions. En résumé, notre rôle reste très important pour la survie de l’Ukraine. Et si Poutine prenait le contrôle du pays, nous aurions besoin de l’aide de nos amis européens, de l’Alliance, mais aussi des partenaires stratégiques des États-Unis, afin que la menace russe puisse être contenue.
Propos recueillis par Carmen Constantin.
Note : Hier, le principal opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, est décédé en prison. Plus d’infos sur France24.