Située à seulement vingt kilomètres du Prut, la rivière qui sépare la Roumanie de la République de Moldavie, Iaşi est le théâtre de trafics florissants mais aussi le siège d’institutions qui s’emploient à protéger la frontière orientale de l’Union européenne.
Des boites de conserve en cyrillique, les bonbons d’une célèbre confiserie de Chişinău, des sandres fraîchement pêchées dans le Prut… Les produits de République de Moldavie ne manquent pas sur le marché en plein air Nicolina, l’un des plus grands et des plus achalandés de Iaşi. Chaque matin, des babouchkas gouailleuses s’installent dans un petit carré que les habitués appellent « le coin des Moldaves ». Alina, une cliente enthousiaste, vient faire le plein de boites de pâté. « Leur marchandise a bien meilleur goût et c’est souvent deux fois moins cher », confie-t-elle.
Dans la cohue et jusque dans les rues adjacentes au marché, un autre produit importé connaît un franc succès : les cigarettes de contrebande. Une dizaine de trafiquants proposent, pour deux euros, des paquets qui leur ont coûté un euro en Moldavie, et qui en vaudraient trois en Roumanie. Peu discrets malgré les descentes de police régulières et le risque de payer jusqu’à 340 euros d’amende, ils interpellent les passants les mains dans les poches, à un mètre les uns des autres. « Je n’ai qu’une seule marque mais ça reste moins cher que chez vous », se targue une jeune revendeuse en sortant un paquet de son sous-pull.
Un rempart pour l’Union européenne
A une vingtaine de kilomètres des postes frontières de Sculeni et Ungheni où plus de 450.000 personnes passent chaque année, Iaşi a toujours été la plaque tournante de nombreux trafics. Mais la contrebande de cigarettes, d’essence, d’alcool ou encore de montres et vêtements contrefaits a surtout explosé à partir de 2007, quand la région est devenue une zone tampon entre l’Union européenne (UE) et la Communauté des Etats indépendants (CEI).
« Avec l’adhésion de la Roumanie à l’UE, de nombreux produits ont vu leur prix grimper à cause de l’harmonisation des taxes et des accises », explique Ioan Pintilie qui est à la tête de la Direction régionale des douanes de Iaşi. En seulement trois ans, le prix du tabac a par exemple augmenté de plus de 30% côté roumain, alors qu’il est resté quasiment stable côté moldave. « En luttant contre les trafics, nous protégeons non seulement les intérêts économiques de la Roumanie mais aussi ceux de toute l’Union européenne », assure le haut fonctionnaire.
Le commissaire Ştefan Alexa, chef de l’Inspection territoriale de la police des frontières de Iaşi, connait lui aussi l’importance de sa mission. Depuis son bureau du quartier Copou, il gère 750 kilomètres de frontière, dont 680 avec la Moldavie et 70 avec l’Ukraine. « Mes agents et moi sommes les gardiens de la frontière orientale de l’UE », lance-t-il fièrement. Et d’ajouter : « Le Prut est aussi un allié naturel de taille puisqu’il sépare les deux pays quasiment de bout en bout et il n’est franchissable qu’à de rares endroits. »
« Nous retrouvons les cartouches de cigarettes dans les boites de vitesse, les réservoirs d’essence, les filtres à air, mais aussi dans des briques de jus d’orange ou de grosses miches de pain »
En collaboration avec les douanes, les services du commissaire ont saisi l’an dernier plus de deux millions de paquets de cigarettes et 3445 litres d’alcool de contrebande destinés à la revente en Roumanie et dans d’autres pays européens. Elles ont aussi confisqué 82 voitures volées en Italie ou en Allemagne et empêché 250 entrées illégales sur le territoire roumain.
« Nous avons déployé de gros moyens pour arriver à de tels résultats », assure le commissaire qui, en un clic de souris, peut voir ce qui se passe en temps réel à n’importe quel endroit de la frontière. Harmonisation des procédures, sécurisation des sites, acquisition d’équipements ultra-performants… Depuis 2007, la Roumanie a dépensé 850 millions d’euros pour moderniser ses frontières, dont 350 millions ont été financés par Bruxelles par le biais de fonds non remboursables. Régulièrement, policiers et douaniers font aussi l’objet de contrôles inopinés pour enrayer la corruption.
Fort de rapports techniques élogieux, le pays aurait dû entrer dans l’espace Schengen en 2011. Mais pour des raisons politiques, plusieurs Etats membres, dont les Pays-Bas, s’opposent encore à cette adhésion. « Les experts européens sont venus vérifier nos frontières à plusieurs reprises, témoigne Ştefan Alexa, et ils n’ont jamais rien trouvé à redire. »
Des trafiquants ingénieux
Chaque matin, une dizaine de douaniers et policiers partent en navette de Iaşi pour se rendre au poste frontière de Sculeni. Ils y contrôlent quotidiennement quelque 800 voitures, poids lourds et minibus. Ce faisant, ils vérifient aussi l’identité de plus de 1500 passagers, dont de nombreux marchands moldaves venus écouler leurs produits côté roumain. Ici comme ailleurs, détecteurs de matériaux radioactifs, scanners ultra-sensibles et autres caméras dernier cri ont permis de fluidifier le trafic et de rendre la lutte contre la contrebande plus efficace. Mais l’expérience et la vigilance des agents restent plus que jamais nécessaires.
« Ceux qui trafiquent savent qu’il est beaucoup plus difficile de passer frauduleusement leur marchandise », explique le commissaire Dumitru Melinte, responsable du poste frontière. « Mais ça ne veut pas dire qu’ils y renoncent. Ils font juste preuve de beaucoup plus d’ingéniosité. »
L’an dernier, les hommes du commissaire ont par exemple saisi près de 30.000 paquets de cigarettes dans des cachettes parfois insolites. « Nous retrouvons les cartouches dans les boites de vitesse, les réservoirs d’essence, les filtres à air, mais aussi dans des briques de jus d’orange ou de grosses miches de pain », détaille-t-il, presque amusé, avant de préciser que ses services confisquent tout véhicule ayant subi des transformations pour dissimuler des cigarettes de contrebande.
C’est également la nuit que les voleurs de voitures étrangères tentent de passer la frontière dans l’espoir de revendre à Chişinău des bolides qui peuvent valoir plus de 100.000 euros. Ils sont munis de faux papiers ou conduisent un véhicule dont le numéro de série a été modifié au niveau du châssis. « Ils débarquent vers deux ou trois heures du matin parce qu’ils sont persuadés que nos agents vont négliger le contrôle », raconte Dumitru Melinte. « Seulement, nous gardons les yeux bien ouverts et ces yeux sont devenus experts dans l’identification des véhicules volés. »
Déceler les anomalies techniques, mais aussi humaines. Pour cela, les agents de Sculeni ont suivi de nombreuses formations ces dernières années. Ils ont aussi bénéficié de précieux échanges d’expérience avec leurs confrères de l’agence européenne Frontex. Des paupières qui palpitent plus que de raison, des gestes d’agacement au volant ou des réponses hasardeuses à des questions simples sont autant de signes qui les poussent à opérer un contrôle approfondi. Si bien que le commissaire Melinte est aujourd’hui formel : « La frontière de l’Union européenne n’a jamais été aussi bien gardée ! ».
Mehdi Chebana (mai 2013).