Comme six matins sur sept chaque semaine, elle s’est levée très tôt pour préparer le petit-déjeuner avant de se rendre au travail. Dès 07H00, parfois plus tôt, elle commence à faire le ménage dans un immeuble de bureaux dans le centre de Nicosie, à Chypre.
Quand les premiers employés arrivent vers 07H30 ou 08H00, tout est propre : les grandes tasses pour le thé, les petites pour le café, les bureaux, le sol, les vitres, les toilettes. Beaucoup le remarquent à peine, comme si cela allait de soi, mais elle sait que si elle venait à manquer un jour, ils commenceraient leur journée de mauvaise humeur, râlant de voir la vaisselle dans l’évier de la cuisine commune, remarquant une tache sur le plan de travail ou sur les tables du réfectoire. Ioana, appelons-la Ioana, salue les arrivants en grec, une langue, difficile, qu’elle a apprise en vivant à Chypre depuis plusieurs années, mais la langue de son cœur et de ses rêves est le roumain. La langue de cette Roumanie qu’elle a dû quitter parce qu’elle ne pouvait pas y vivre décemment. Ioana vient du département de Buzău, une belle région où l’on trouve un musée de l’ambre, des pierres aux formes étonnantes de soucoupes volantes sur la crête d’une montagne – les « trovanţii » – mais où le chômage et la pauvreté ont aussi assombri les perspectives de nombreux habitants. Pour ne pas sombrer et se construire une vie meilleure, plus proche de ses rêves, Ioana a décidé de partir, d’émigrer avec tout l’arrachement qui accompagne tout départ de la terre natale. Elle est allée à Chypre comme des milliers d’autres Roumains qui, chaque jour, dans cette petite île, cuisinent et servent dans des restaurants, maçonnent le mur des maisons, prennent soin des jardins, accueillent les clients à la piscine municipale ou dans des magasins, font de la recherche dans des instituts scientifiques. Avec tristesse, au fil de ces années, elle a espéré en vain que son pays change pour pouvoir y revenir, saisir des opportunités et travailler avec un juste salaire. Et puis il y eut l’incendie du vendredi 30 octobre dans un club de Bucarest, lors d’un concert de rock. La salle fonctionnait sans respecter les normes de sécurité. Le bilan fut terrible : une soixantaine de morts dont beaucoup de jeunes, piégés par les flammes et la bousculade. « C’était horrible de voir ça, révoltant », me dit Ioana un matin alors que nous prenons plaisir toutes les deux à échanger sur la Roumanie. « Puis, pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie fière de mon pays : quand j’ai vu les gens faire la queue pour donner leur sang, quand ils sont descendus dans la rue pour dénoncer la corruption et le fait que certains n’avaient pas fait leur travail pour vérifier que les règles soient respectées », ajoute-t-elle. « Je me suis dit : peut-être que les choses commencent vraiment à changer dans mon pays et si c’est le cas, alors peut-être que je pourrais enfin y revenir et y vivre. Vous savez, personne ne part de chez soi de gaieté de cœur, on a toujours le mal du pays (le fameux « dor » roumain). » Fin 2014, les quelque deux millions de Roumains de l’étranger avaient impressionné leurs concitoyens restés en Roumanie en faisant des heures de queue, dans le froid ou sous la pluie, pour voter. Un an plus tard, ce sont les Roumains de Roumanie qui ont donné de l’espoir à leurs compatriotes de l’étranger.
Isabelle Wesselingh est journaliste à l’Agence France-Presse (décembre 2015).