Alors que leur pays n’arrive que 25ème au sein de l’Union européenne et 65ème au monde pour ce qui est de la liberté de la presse – selon le rapport 2015 de Reporters sans frontières –, les médias de Hongrie s’épuisent à résister aux assauts d’un pouvoir politique à la fois agressif et insidieux. Un combat pour la survie, aux armes inégales, dont l’issue reste incertaine.
Deux tables, cinq chaises, des murs éperdument blancs et vides tout autour. C’est dans ce vaste studio lumineux, niché dans un immeuble anonyme et labyrinthique de Budapest, à deux pas du Danube, que s’est installé le jeune centre de journalisme d’investigation Direkt36. Bébé de trois amis, cette publication en ligne tente de renforcer les défenses d’un genre journalistique en Hongrie dont « l’espace se réduit comme une peau de chagrin », soutient András Pethő, un ancien de la BBC et du Washington Post, entre autres.
Aujourd’hui, les cinq journalistes de Direkt36 auraient plutôt du mal à travailler ailleurs ; les compromis, ils ne veulent plus en entendre parler. « Je n’ai eu d’autre choix que celui de partir après un accord à l’amiable », raconte Gergő Sáling, qui s’est séparé d’Origo, l’un des grands sites d’informations hongrois dont il était le rédacteur en chef. Suite à la publication d’un article sur un voyage très coûteux d’un ministre à l’étranger, l’homme quitte le bateau en 2014 après une douzaine d’années de bons et loyaux services au sein de ce média détenu par le géant allemand Telekom.
« Au début, on y faisait du journalisme solide, mais la pression externe et ensuite interne a progressivement augmenté, on n’avait plus le même soutien de la part de la direction pour traiter des sujets sensibles, on nous a même dit d’y aller mollo », se souvient Gergő. Il s’en va donc, mais est suivi tout de suite après par András – l’auteur de l’article en question –, ainsi que par deux tiers de la rédaction info et politique d’Origo. Six mois plus tard, aux côtés d’un autre ancien rédacteur en chef du même site, Balázs Weyer, les deux compères mettent sur pied Direkt36 grâce auquel ils entendent « faciliter une prise de conscience du public quant aux coûts de l’information et, par ce biais, rapprocher les gens ordinaires du journalisme », un journalisme totalement indépendant, entièrement financé par les dons des internautes. Car en Hongrie, deux facteurs freinent la liberté des médias : la loi sur la presse d’une part, et la publicité d’autre part, ou plutôt l’absence de cette dernière.
Conçue en 2010 par le gouvernement du Premier ministre conservateur Viktor Orbán, dans une foulée de sur-régulations touchant tous les secteurs, « la loi hongroise sur la presse est probablement la plus longue du monde, avec deux documents dédiés et d’autres réglementations comprises dans plusieurs textes », précise le professeur Péter Bajomi-Lázár, chercheur sur les médias à l’Université d’Oxford et à l’Ecole supérieure d’études économiques de Budapest. Longue mais pas moins vague : « Elle n’interdit pas formellement, par exemple, la critique du gouvernement, tandis que ses dispositions semblent être en règle. La Commission européenne n’a pas pu y trouver de vrais problèmes », ajoute le professeur.
« La pression externe et ensuite interne a progressivement augmenté, on n’avait plus le même soutien de la part de la direction pour traiter des sujets sensibles, on nous a même dit d’y aller mollo »
Cependant, les journalistes hongrois pataugent dans un flou légal, et peuvent facilement enfreindre la loi sans s’en rendre compte. Comment interpréter, par exemple, cette disposition énigmatique interdisant la publication d’informations qui pourraient nuire à l’institution de la famille et du mariage ?… « C’est la mise en œuvre de la loi qui pose problème, car elle est utilisée pour servir les intérêts partisans du gouvernement. Et elle sera appliquée ou pas, selon le contexte. C’est une épée de Damoclès au-dessus des journalistes qui, de ce fait, s’autocensurent », explique Péter Bajomi-Lázár. « Il y a aussi la peur d’être licencié par temps de crise et de ne plus pouvoir payer les prêts bancaires ou de subvenir aux besoins de sa famille », affirme pour sa part le journaliste Attila Mong en parlant de l’ambiance délétère régnant notamment à la MTVA, groupe média réunissant la radio et la télévision publiques, de même que la principale agence de presse hongroise (MTI).
Pour Gergő Sáling et András Pethő de Direkt36, la loi sur les médias ne doit pas modifier leur activité quotidienne. « Nous n’avons pas le sentiment de mettre notre vie en danger en posant des questions ou en écrivant une lettre. Certes, si nous faisons bien notre métier, les conséquences peuvent être graves, mais nous les assumons. C’est nous qui avons choisi de faire du journalisme. »
De son côté, Attila Mong a dès le début fait les frais de cette loi et de la censure au sein de la MTVA. En 2011, avec son producteur, ce journaliste-animateur de la première chaîne publique de radio est interdit d’antenne puis remercié pour avoir observé une minute de silence à la mémoire d’une liberté de la presse partie en fumée. « Si c’était à refaire, je le referais. Je ne voulais pas que les jeunes journalistes nous reprochent, plus tard, le silence. Notre geste a suscité un débat sur l’avenir même de la démocratie en Hongrie », souligne Attila Mong.
Devenue une figure de la défense de la liberté des médias en Europe, Attila Mong constate que depuis son action, la situation a empiré. La MTVA n’est plus « qu’un média d’Etat (…). La censure est systématique et la couverture des infos relève de la propagande, elle ne fait que suivre l’interprétation biaisée du gouvernement. Par exemple, Viktor Orbán a récemment annoncé que la Hongrie n’allait plus accepter sur son territoire d’immigrants à la recherche d’un emploi. Du coup, le journal télévisé de la MTVA propose presque chaque jour un sujet sur les immigrants syriens ou kosovars, cela encourage surtout un sentiment de panique au sein de la société. Ce n’est pas de l’info. »
Mais la MTVA n’est qu’une partie du problème. Journaliste au principal quotidien d’opposition Népszabadság, Balázs Pócs parle d’un « véritable empire médiatique de droite construit délibérément » par FIDESZ, le parti du Premier ministre. S’ils s’informent uniquement à travers la MTVA, « les Hongrois vivent dans une sorte de réalité virtuelle, sans mauvaises nouvelles sur le gouvernement. Très peu d’informations réelles arrivent à eux », affirme Balázs Pócs. De plus, difficile d’atteindre le sommet de l’Etat quand on est un média indépendant ou d’opposition… « Le Premier ministre n’accorde plus d’interview aux médias de gauche depuis des années. Son Cabinet ne communique pas beaucoup avec nous, il ne répond pas ou très peu à nos requêtes, et n’a donc pas du tout une attitude professionnelle avec cette partie de l’échiquier médiatique », ajoute-t-il.
Dans le même temps, Internet et les publications d’opposition ont un impact moindre à l’extérieur de Budapest ou des grandes villes. Si Népszabadság, par exemple, est tiré à une quarantaine de milliers d’exemplaires, il est surtout lu dans la capitale de ce pays d’une dizaine de millions d’habitants. Par ailleurs, si ce n’est pas la censure, la pression économique se charge de faire taire les médias. Depuis la crise économique, « l’Etat reste l’annonceur le plus important en Hongrie, et nous n’avons pas beaucoup de médias suffisamment forts en termes de gains alternatifs qui puissent s’en passer, c’est un gros problème », déplore le journaliste d’investigation Gergő Sáling.
« Le Premier ministre n’accorde plus d’interview aux médias de gauche depuis des années. Son Cabinet ne communique pas beaucoup avec nous, il ne répond pas ou très peu à nos requêtes »
La filiale hongroise du groupe allemand RTL est l’un de ces rares médias qui ne dépendent pas de la publicité gouvernementale. RTL Klub, première chaîne de télévision privée du pays, a toujours été critique à l’égard du pouvoir. Elle est aujourd’hui « en guerre » contre le gouvernement, après que celui-ci ait décidé de taxer ses revenus publicitaires à hauteur de 50% via un impôt supplémentaire mis en place en 2014, et la visant directement. « Avant, il y avait des listes informelles, non écrites, de sujets à éviter. Là, le patronat a donné carte blanche aux journalistes et on leur a même demandé d’en faire plus », précise le journaliste György Németh (le nom a été changé). L’audimat a depuis explosé, le journal télévisé de la RTL Klub atteint le million de téléspectateurs contre quelque cinq cent mille pour la MTVA.
Après le passage de la chancelière allemande Angela Merkel à Budapest, début février, le gouvernement a révisé la taxe à la baisse, mais a élargi sa base de collecte à la plupart des médias importants du pays. RTL Klub ne devra plus verser qu’environ 5% de ses recettes publicitaires. « Quelle sera la réaction du patronat de RTL Klub ? Y aura-t-il un recul du soutien aux journalistes ? C’est difficile à dire », estime György Németh.
Par ailleurs, FIDEZ, le parti au pouvoir, s’est non seulement emparé d’une part importante du paysage médiatique hongrois, il a aussi le contrôle des institutions régulatrices – les membres de l’Autorité nationale des médias sont tous des proches de cette formation et ont des mandats d’une dizaine d’années. Le professeur Péter Bajomi-Lázár explique que « parmi les pays ex-communistes ayant intégré l’UE, cette perte de démocratie et de liberté pour la presse est sans précédent. Sur le papier, la presse est libre et plurielle, mais dans la pratique, c’est l’inverse. Il n’est pas moins vrai que, selon les sondages, les Hongrois sont les derniers en Europe à considérer importante la liberté de la presse ».
La plupart des journalistes interrogés par Regard sont sceptiques quant à une amélioration de la situation sans un changement de régime, tandis que la masse de déçus et d’indécis augmente. L’opposition reste très divisée et le parti d’extrême-droite, Jobbik, capitalise le mécontentement.
Néanmoins, Gergő Sáling et András Pethő sont persuadés que des projets en ligne comme Direkt36 peuvent faire la différence à plusieurs niveaux. Ils ont déjà récolté près de vingt-cinq mille euros de dons de la part d’environ huit cents personnes et organismes grâce à une campagne de financement participatif. Et promettent des enquêtes poussées… « Quelqu’un doit les faire. »
A lire aussi le récent rapport de l’organisation Mertek Media Monitor : http://mertek.eu/en/reports/gasping-for-air-soft-censorship-in-hungarian-media-2014
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Orbán, un genou à terre
Le rapprochement avec la Russie de Vladimir Poutine, les relations tendues avec l’UE et les Etats-Unis, la mainmise sur une partie importante des médias, la tentative d’imposer une taxe sur l’utilisation d’Internet… Tous ces choix sapent de plus en plus la popularité du Premier ministre, Viktor Orbán. Son parti FIDESZ a perdu, fin février, la majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale de Budapest, une majorité qui lui avait permis de réviser la Constitution ainsi que de modifier le fonctionnement ou carrément de supprimer certaines institutions. Devenu vacant, le fauteuil parlementaire de Tibor Navracsics, actuellement commissaire européen chargé de la Culture, l’Education, la Jeunesse et le Sport, a été remporté par l’indépendant Zoltan Kesz, appuyé par l’opposition de gauche. Lors d’élections clés organisées à Veszprém (centre-ouest du pays), il a décroché 43% des voix, contre 34% pour son adversaire du FIDESZ. Ceci étant, Viktor Orbán a récemment affirmé qu’une forte majorité parlementaire ne lui était plus utile, car il n’envisageait plus de projet législatif d’envergure.
Andrei Popov à Budapest (mars 2015).