La Roumanie bénéficie d’une position favorable en termes d’autonomie énergétique, notamment concernant le gaz. Mais les projets de nouveaux gazoducs n’en sont pas moins cruciaux pour son développement et l’indépendance énergétique de l’UE dans son ensemble. Eclairage avec Cristian Ghinea, directeur du Centre de ressources pour les politiques européennes (CRPE) de Bucarest.
Regard : Vous organisez tous les ans un forum de débats européens dénommé Eurosfat. Fin mai, les discussions ont notamment porté sur la sécurité et l’indépendance énergétique dans un contexte régional en pleine mutation…
Cristian Ghinea : En début d’année, Donald Tusk, l’actuel président du Conseil européen et ancien Premier ministre polonais, a été le premier à parler d’union énergétique. Mais de cette proposition initiale au communiqué de presse officiel de l’Union européenne du mois de mai, la question de la sécurité énergétique s’est diluée, elle est devenue un thème noyé parmi d’autres. Le problème de fond est que l’égoïsme des intérêts nationaux se vérifie de façon très prégnante dans le domaine énergétique. Chacun cherche son propre intérêt à court terme, notamment en ce qui concerne le transport du gaz.
Dans ce domaine précis, quelle est la situation de la Roumanie ?
Le pays est quasiment autonome, ce qui n’est pas le cas de nos voisins. La Roumanie importait jusqu’à l’année dernière environ 20% du gaz qu’elle consommait. Cette année, notamment du fait de la baisse de la consommation dans le secteur industriel, le gouvernement a décidé de ne plus en importer. Ce contexte fait que la Roumanie ne peut pas être soumise à un chantage énergétique, notamment de la part de la Russie. A contrario, la Bulgarie est dépendante à 100% de la Russie et n’a même pas, à la différence de l’Ukraine, des dépôts souterrains importants. Du coup, elle tend à voir sa relation avec Moscou comme une ressource, ce qui est compréhensible. A mon sens, les interconnexions devraient aider à la création d’une voix commune, et consolider ainsi l’indépendance énergétique de l’UE en facilitant le commerce entre les pays. Mais les travaux ont pris beaucoup de retard. Pourquoi ? A cause des coûts mais aussi parce que personne ne veut vraiment s’impliquer, bien que Bruxelles souhaite depuis longtemps diversifier les sources d’approvisionnement. En Roumanie, les autorités ont toujours eu une politique tacite de sabotage des interconnexions ; nos décideurs pensent encore que le gaz roumain ne doit pas partir du pays. Petite parenthèse : les discussions concernant le gaz de schiste, suite au départ de Chevron, sont pour l’instant au point mort. De toute façon, il ne serait pas aujourd’hui commercialisable.
Quelles sont les nouvelles routes du gaz dans la région après l’abandon des corridors SouthStream et Nabucco ?
Le projet TANAP, pour Trans-Anatolian Pipeline, remplace désormais le projet Nabucco. Ce gazoduc est censé partir d’Azerbaïdjan, traverser la Turquie, la Grèce, qui avait d’ailleurs l’ambition de devenir un hub énergétique, et la Bulgarie, avant d’aboutir en Italie. Les Roumains, par la voix de l’ancien président Traian Băsescu, auraient préféré Nabucco, dont le trajet principal passait par la Roumanie et avait son terminus en Autriche. Quoi qu’il en soit, le projet TANAP sera connecté à la Roumanie, vu que l’une des conditions de l’adhésion de la Roumanie à l’UE était de se connecter avec la Hongrie et la Bulgarie. Pour l’instant, il n’existe avec la Hongrie qu’un gazoduc pour importer du gaz en Roumanie. Le chantier censé nous permettre d’exporter vers la Hongrie a commencé, mais avance lentement. Avec la Bulgarie, les travaux ont été récemment stoppés du fait de découvertes archéologiques sous le Danube. Il reste donc des efforts à faire, en commençant par notre réseau national de transports qui n’est pas complètement compatible avec celui des pays voisins. Or, quand il existe une volonté politique, les chantiers peuvent évoluer rapidement, comme ce fut le cas pour le gazoduc Iași-Ungheni reliant la Roumanie à la République de Moldavie. Mais il faudrait un nouvel investissement d’environ 110 millions d’euros de la part de Chișinău pour sortir la Moldavie de la dépendance russe. Là aussi, il est surtout question de volonté politique.
« Quand il existe une volonté politique, les chantiers peuvent évoluer rapidement, comme ce fut le cas pour le gazoduc Iași-Ungheni reliant la Roumanie à la République de Moldavie »
Y a-t-il des estimations concernant les quantités de gaz disponibles en mer Noire ?
Petrom et ExxonMobil y font des explorations très coûteuses, et restent discrets concernant les chiffres. Selon l’un de leurs rares communiqués, il s’agirait d’environ 80 millions de mètres cubes de gaz, soit la consommation de la Roumanie sur douze ans. Ces ressources devraient être disponibles sur le marché à partir de 2019-2020. Suite à un accord signé avec l’Etat roumain, le gaz de la mer Noire devra être distribué par le réseau national, mais cela nous ramène une nouvelle fois au problème de nos infrastructures qui doivent absolument être modernisées. D’autant que deux nouveaux projets de gazoducs financés par des fonds européens sont actuellement en train d’être discutés : Dunărea, qui commence dans la région de Dobrogea et suit plus ou moins le trajet de l’autoroute jusqu’à Arad, et EastRing, un projet slovaque censé passer également par l’Ukraine.
Comment faire pour encourager l’effort politique et concrétiser tous ces projets plus rapidement ?
Malheureusement, dans le domaine de l’énergie, il est très facile de tomber dans le populisme. La plupart des pays européens ont cette obsession de vouloir créer des mammouths énergétiques. En Roumanie, ce problème n’existe pas puisque Petrom n’appartient plus en totalité à l’Etat. La privatisation de Petrom est selon moi un bon exemple. Quand cette société était publique, elle perdait un million de dollars par jour. Aujourd’hui, elle contribue à 10% du budget du pays. L’énergie est une affaire comme une autre et devrait être traitée de la sorte. Bien sûr, une législation forte et des normes rigoureuses sont également essentielles afin que la population ne puisse être directement touchée par la pénurie ou des tarifs trop élevés.
Un accord commercial est actuellement en négociation entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Qu’en est-il du chapitre énergétique ?
A l’heure actuelle, tout est en négociation. Pour les Américains, ce chapitre n’est pas essentiel ; pour les Européens par contre, il est primordial. Ils ont besoin d’une garantie écrite selon laquelle les Américains leur vendront de l’énergie. Au niveau de l’UE, la dépendance énergétique envers la Russie est de 35%. Mais cette moyenne cache des différences importantes. Les Bulgares sont à 100% dépendants des Russes, alors que les Français ne le sont pas du tout. La Norvège est le plus grand exportateur de gaz en Europe, or nous aurions besoin d’un second pays exportateur comme la Norvège. Si nous avions une autre source d’approvisionnement, d’Azerbaïdjan, d’Iran ou du Kurdistan, ce serait plus rassurant. Je ne suis pas contre la Russie, je dis seulement qu’il est nécessaire de développer d’autres routes. Nous parlons de ressources en mer Noire, mais les Grecs et les Chypriotes parlent aussi de possibles ressources en mer Méditerranée. D’une certaine façon, les Etats-Unis ont déjà beaucoup contribué aux discussions en se retirant du marché en tant qu’acheteurs. A partir de ce moment-là, une quantité immense d’énergie est apparue sur le marché européen. Du coup, les prix ont baissé. Si les Etats-Unis devenaient une nouvelle ressource, ce serait encore mieux.
Propos recueillis par Mihaela Cărbunaru (juillet 2015).