Entretien réalisé le vendredi 14 janvier en fin d’après-midi, par visioconférence et en roumain (depuis Chișinău, capitale de la République de Moldavie).
Olga Ceaglei est journaliste d’investigation en République de Moldavie. Après être passée par RISE Project Moldova, elle a cofondé le média d’investigation CU SENS en 2019…
Comment est né CU SENS ?
L’idée est apparue au printemps 2019, avec Liuba Șevciuc et Doina Ipatii de RISE (1), suite à l’initiative de nos collègues roumains d’Inclusiv (2) qui nous a beaucoup inspirées. Ils s’étaient lancés dans une campagne de crowdfunding – financement participatif de projets via une plate-forme Internet, ndlr – avec succès. À l’époque, personne ne faisait ce genre de choses en République de Moldavie, on s’est alors dit que cela pouvait fonctionner aussi ici. On souhaitait notamment faire du journalisme vidéo, comme Recorder en Roumanie. Tout est parti d’une certaine frustration dans le journalisme d’enquête, car seulement une partie du public pouvait suivre et comprendre les sujets de RISE sur les comptes offshore ou le blanchiment d’argent, par exemple, alors qu’ils étaient d’intérêt public. CU SENS est une sorte de symbiose ; nous ne renonçons pas aux sujets complexes, mais on les réalise dans un format accessible pour un public plus large. Nous avons donc observé les habitudes de ce public, et on a remarqué qu’il fallait adapter les sujets à la vidéo et aux réseaux sociaux ; ici, ce sont les supports les plus utilisés. C’est un grand défi de faire du journalisme de qualité dans ces formats, et de manière attractive. L’autre fait plutôt marquant, et rare ici à Chișinău, est que nous sommes surtout une équipe de femmes.
(1) RISE Project est une organisation roumaine de journalisme à but non lucratif fondée début 2012 par un groupe de journalistes d’investigation, de militants, de programmeurs et de graphistes. En 2014, une antenne a été créée en République de Moldavie, RISE Moldova.
(2) Inclusiv.ro est un média roumain qui a réussi à obtenir 100 000 euros lors d’une campagne de crowdfunding au printemps 2019. Mais il n’aura tenu que deux ans après plusieurs conflits au sein de la rédaction.
Vous parlez de financements venant du public, est-ce un modèle viable ?
En République de Moldavie, les entreprises de presse sont accaparées par des groupes qui agissent en fonction de leurs propres intérêts. Les milieux publicitaires, qui peuvent financer la presse, sont aussi très liés aux politiques. Pour être indépendant, il faut créer une association et attirer des financements à travers elle. Une méthode est de recevoir des bourses de fondations étrangères ; l’autre consiste à lancer une campagne de crowdfunding ou d’adhésion auprès du public. Si les premières donations nous ont permis d’acheter du matériel, aujourd’hui l’argent des donateurs couvre 5% de notre budget, c’est peu. Le modèle idéal serait que 100% de nos financements viennent du public, mais il est compliqué de convaincre. L’une des raisons est que, en plus de la pauvreté, nous vivons dans un État post-soviétique au sein duquel le pouvoir a toujours été responsable de tout. Beaucoup d’efforts sont nécessaires pour créer une société civile active, ou plutôt un esprit civique dans un tel contexte. On doit expliquer aux gens que l’information indépendante n’est pas gratuite, et que s’ils veulent être bien informés, ils doivent soutenir les médias. Nous vivons donc surtout de financements venant de l’étranger, de fondations américaines et européennes comme la fondation allemande Friedrich-Naumann pour la Liberté.
Comment a évolué le journalisme d’investigation en République de Moldavie ?
Personnellement, je me suis spécialisée dans le journalisme d’enquête dès la faculté, à partir de 2007. À ce moment-là, on se basait surtout sur les sources propres. Les demandes pour obtenir des données et informations auprès des autorités ne recevaient aucune réponse. Il fallait connaître quelqu’un dans les institutions pour obtenir des infos. Les enquêtes montraient plutôt des phénomènes généraux, mais il était impossible de documenter un cas précis du début à la fin ; il fallait présenter plusieurs cas pour montrer qu’un problème existait. Cela ne signifie pas que les enquêtes n’étaient pas bonnes, au contraire, mais c’était beaucoup plus difficile qu’aujourd’hui. Il y avait aussi peu de journalistes spécialisés dans les enquêtes. Puis, petit à petit, les choses ont évolué ; des bases de données et des registres publics sont apparus. Avant, l’accès à une grande partie de ces données était payant. Désormais, plus besoin d’aller voir une source pour confirmer une donnée, on peut la vérifier par nous-mêmes. D’ailleurs, je n’aime plus trop réaliser des enquêtes basées uniquement sur des personnes-sources, parce qu’on risque toujours de se faire instrumentaliser. La liberté de pouvoir vérifier des données de manière indépendante est quelque chose de crucial. Cela permet de produire des enquêtes très bien documentées, transparentes et qui ont un impact.
Propos recueillis par Marine Leduc.