Au mois d’août, il fêtera 96 ans, mais a plus de demandes d’entretien de la part de la presse roumaine que beaucoup de dirigeants du pays. Descendant d’une famille de grands boyards (aristocrates) diplomates ou politiciens, Neagu Djuvara est un écrivain et un historien hors pair, et une encyclopédie vivante pour la Roumanie.
Dans ses livres, il a raconte plusieurs épisodes croustillants de sa vie, dont celui où il s’est échappé de Saint-Pétersbourg avec sa mère et son frère, lorsqu’il avait moins de 2 ans, le jour même du déclenchement de la révolution bolchévique, et en pleine Grande guerre. Ou quand, jeune diplomate envoyé à Stockholm, Neagu Djuvara essaya de négocier les termes de l’arrêt du conflit un 23 août 1944, lors du coup de Palais qui écarta le maréchal Antonescu du pouvoir, et que la Roumanie retournait ses armes contre les forces nazi. Avec humour, il parle aujourd’hui de l’extraordinaire sympathie que ses co-nationaux lui accordent, malgré le fait qu’il n’ait jamais « mangé du saucisson avec du soja » ensemble avec eux, d’après l’expression populaire des années 1990.
Neagu Djuvara a vécu en France, en Suède, mais aussi au Niger, où il a passé plus de deux décennies en tant que professeur de droit international et d’histoire économique, à l’université de Niamey. Son opinion sur la scène politique roumaine d’aujourd’hui ? Il préfère ne plus s’en mêler directement, mais reste un observateur attentif. Selon lui, une première explication de la défaite du Parti démocrate libéral aux élections locales serait l’éloignement du parti de « son patron », le président Traian Băsescu. « Chaque fois qu’il (le président Băsescu, ndlr) semble lâcher le PDL, qu’il ne s’implique plus, ce parti tombe… Et ce d’une manière vertigineuse ! Le pauvre Emil Boc a eu de la chance d’avoir gagné à Cluj. Il y a quelque chose de ridicule dans son apparence, mais sachez que c’est une personne très honnête. Il a eu le courage de prendre des décisions impopulaires et je le respecte pour cela. »
Plus généralement monsieur Djuvara, que pensez-vous de la Roumanie actuelle ?… Pensif, il estime que la période communiste a gâché quelque chose dans la fibre intime des Roumains. « Si j’étais président de la République, je ferai un grand rassemblement d’enseignants, et je décrèterai que pour les dix ou vingt prochaines années, on mette l’accent, au sein de l’école primaire, sur l’honnêteté. Honnêteté, exactitude, correction, toutes ces choses ont disparu de la mentalité des jeunes. Chez nous, l’idée d’être rusé, de profiter (a smecheri, ndlr) est considérée non seulement normale mais presque comme un devoir ! »
En quelques dates
Neagu Djuvara est né à Bucarest le 31 août 1916, trois jours après que la Roumanie s’engage dans la Première Guerre mondiale. Mais sur tous ses papiers, il aime dire qu’il y a deux dates de naissance : le 18 et le 31 août, parce qu’à l’époque, il y a presque cent ans, on calculait le temps d’après le calendrier julien. La première langue parlée dans sa famille a été le français, et la plupart de son éducation s’est passée en France, comme en avaient pris l’habitude les anciennes familles de boyards. Toute sa vie, il s’est pourtant considéré roumain avant tout, et a dû attendre cinq décennies d’exil pour rentrer à Bucarest, immédiatement après la chute du régime Ceauşescu. Diplômé en histoire à la Sorbonne en 1937, puis en droit (docteur) en 1940, il a été décoré le 5 mars 2010 Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres par l’ambassade de France à Bucarest.
Carmen Constantin (juillet 2012).